Prendre le temps - Enjeu de l’individu au collectif pour construire du commun
Et si l’enjeu de demain était le temps ? Si la denrée qui se raréfie au point d’en devenir l’enjeu mondial de demain n’était pas l’eau ni le pétrole mais bien le temps ? Loin de moi l’idée de hiérarchiser les enjeux qu’ils soient humains, politiques, environnementaux, sociaux… J’émets ici l’hypothèse d’un dénominateur commun à tous ces enjeux, un élément clé du problème comme de la solution et qui, de bien des manières, influence tout ce qui touche de près ou de loin aux individus que nous sommes.
Dans le Monde Diplomatique de décembre 2012Sourde bataille pour le temps, Mona Cholet,
Le Monde Diplomatique, Décembre 2012.
, Mona Cholet évoque le sujet « des sociétés malades de
la vitesse ». Elle y fait un état des lieux de notre société et de son
rapport au temps. De l’individuel au collectif. De notre temps libre
en passant par notre temps de travail. Elle cite notamment le
sociologue Harmut Rosa, qui sous l’expression de « famine temporelle »
distingue trois formes d’accélération contemporaine qui sont d’autant
plus efficaces qu’elles se combinent : « [une] accélération
technique (Internet, les trains à grande vitesse, le four à
micro-ondes); [une] accélération sociale (on change davantage
d’emploi et de conjoint au cours d’une vie, on remplace plus souvent
les objets); et [une] accélération du rythme de vie (on dort
moins, on parle plus vite, on échange moins avec ses proches, on
repasse tout en téléphonant et regardant la télévision). »
Le temps est, tout autant qu’il n’est pas. D’une unité de mesure
standardisée comme le sont la longueur ou le poids, le temps prend
forme dans nos vies et nos propos. Le temps se prend, le temps se
perd, le temps se gagne et surtout « le temps c’est de l’argent »
(unité de mesure des échanges). Mais le temps n’est pas seulement
quantitatif, il est également qualitatif : « on ne sait plus
l’habiter, l’apprivoiser ». L’évolution de notre rapport au temps a
muté progressivement durant les dernières décennies, accompagné par la
globalisation et la libéralisation du marché, des échanges… D’un outil
au service de l’être humain il devient outil maître de l’humain au
service du paradigme capitaliste. Entre nos mains, il est passé de
l’état d’outil à l’état de ressource. Ressource qu’il s’agit « de
mettre à profit de manière aussi intensive que possible ».
Temps et individu(alité)
Le temps n’est pas visible en tant que tel mais il se matérialise
au sein des rapports entres les individus. Si le temps se perd et se
gagne – encore plus si pour certains celui-ci est de l’argent – c’est
donc qu’il y en aurait pas assez pour tout le monde ou en tout cas que
nous n’en posséderions pas tous la même quantité. D’outil il devient
ressource, de ressource celui-ci devient arme. Arme au service du
pouvoir. Le posséder c’est forcément au détriment d’autrui, certains
sont dépossédés pour que d’autres puissent posséder plus. Cet échange
là induit compétitivité. La course à la possession. Qui dit
compétitivité dit individualisme. Le temps, en tant que ressource peut
être annihilateur d’échanges lorsqu’on pense le perdre.
Chaque jours, pressés par l’adage métro-boulot-dodo nos vies se
rythment d’abord en solo : nous nous cachons derrière notre volant de
voiture, derrière notre journal gratuit dans le métro… Le travail est
tout autant source de solitude : écran d’ordinateur, dossier à rendre,
échange d’e-mails, pression venue du dessus et ambiance morose avec
ses pairs… Les temps de sociabilité au travail sont, quant à eux,
réduits à des temps chronométrés (pause café, pause du midi…) ou des
temps longs mais convenus et/ou cadrés (réunions).
Prendre le temps permet de lever la tête, au sens propre comme au
figuré. Cela amène un déclic. Enclencher un « pas de côté », une prise
de recul vis-à-vis de son quotidien. C’est prendre le temps de
regarder ce que l’on fait et d’en mesurer l’intérêt, la priorité et le
désir que l’on y porte. C’est aussi voir ce qui nous entoure, cette
toile de fond qui sert de décor à notre propre vie. C’est également
prendre en considération tous ces gens que nous croisons et que nous
prenons pour des figurants. Nous quittons alors une voie faite pour
être seul avec ces outils et mécanismes pour une voie où l’on ne peut
faire sans, pour et par les autres. Tiens, cette personne fait le même
trajet en voiture que moi tous les jours, pourquoi ne pas y aller
ensemble ? Tiens, cette personne fait le même trajet en bus que moi
tous les jours, autant discuter ensemble. Et c’est ainsi que l’on
passe de temps seuls à des temps partagés.
Temps et collectif
On le voit, on le sent, dès qu’on le prend ce temps, il nous oblige
à lever les yeux, prendre en considération notre environnement proche,
être attentif, être à l’écoute. Si notre attention se focalise sur ce
qui nous entoure, il s’arrête sur d’autres individus. Des connexions
s’établissent.
Nous passons de temps que l’on prend seul à des temps pris
collectivement. Nous sommes entourés de temps collectifs. J’entends
par collectif, un groupe d’humain qui ont choisis de faire chemin
ensemble vers un désir commun. Cela n’empêche pas que chaque individu
ait une vision différente du chemin à prendre. Bon gré, mal gré, le
collectif fait. Mais la fuite du temps n’est pas loin, elle peut se
cacher : dans le travail à fournir par les salariés-associés d’une
coopérative pour fournir une activité qui les rémunérera, dans le
temps libre de chacun à consacrer aux activités de l’association, les
temps disponible pour les temps collectifs du lieu de vie… Le temps
peut fuir de partout : l’expérience (un dossier à renvoyer mais c’est
la première fois qu’on en remplit un de ce genre), les individualités
(une réunion qui s’éternise car tout le monde veut s’exprimer mais pas
forcément écouter), le social (un désaccord créé des tensions dans le
groupe), le quotidien (une activité salariale se cumule avec une
activité associative et accessoirement une vie de famille)… Bref, le
temps n’est plus, le temps nous manque et le collectif se retrouve à
palier à l’urgent, agir sur ce qui lui semble être la priorité. Voir
même des fois ce choix du prioritaire est pris dans l’urgence… Il est
facile de dire qu’il suffit de prendre le temps. Une de mes hypothèses
est que le temps pris est pouvoir. L’enjeu au sein d’un groupe est que
le pouvoir passe de quelques individualités à une plus grande échelle,
ramener le pouvoir individuel à du pouvoir collectif. Cette notion de
« pas de côté », non pas de virage à enclencher en tant que groupe
mais bien, ce temps d’arrêt, de prise de recul vis-à-vis de son
quotidien. Regarder et penser de loin ce que nous vivons de près. Il
s’agit ici, pour répondre aux voix qui grondent parmi les sceptiques
et résignés, de penser un (ou des) moment(s) balisé(s) (dans l’espace
et le temps) et que le fonctionnement global en lui-même ne se voit ni
ralenti ni stoppé. Et au contraire pourrait même se voir
fluidifié.
Un exemple flagrant qu’il m’a été donné de constater récemment est
celui des jeunes apprentis en CAP. Ceux-ci, pour résumer car le
fonctionnement diffère en fonction des CFA, sont en alternance trois
semaines en entreprises et une semaine au centre de formation. Ils ont
en moyenne entre 16 et 18 ans et pour la majorité, ce contrat
d’apprentissage est leur première expérience en entreprise et donc
leur premier contact avec le droit du travail. La densité et la
rigidité du programme scolaire prévu par l’État fait qu’ils alternent
périodes en entreprise et périodes scolaires sans n’avoir ne serait-ce
qu’une heure de temps en groupe (par exemple le lundi matin de rentrée
en classe) pour échanger tous ensemble sur leurs vécus, ressentis et
expériences dans leurs entreprises respectives. Pas étonnant
qu’arrivés en décembre lorsqu’ils se retrouvent seuls face au fait
qu’ils n’auront pas de vacances scolaires, 30% d’entres-eux décident
d’arrêter.
Temps et commun
Pascal Nicolas-Le strat, politiste et sociologue, aborde le sujet
du commun de deux manières : « agir en commun et agir le commun »Agir en commun / Agir le commun. Comment
configurer et constituer un « commun » ?, Pascal Nicolas-Le
Strat, mai 2014.
. Pour le premier nous sommes sur le questionnement des
pratiques collectives : comment faire ensemble ?… Pour le second , il
parle de « travail du commun », de voir comment il est possible d’agir
sur le désir qui nous regroupe (une association, un groupe d’amis, une
coopérative…).
Ce commun se construit au fur et à mesure de nos comportements, nos
actions, nos interactions. Pour Pascal Nicolas-Le Strat, « l’intérêt
(commun) n’existe pas au démarrage de l’action », « ce n’est donc ni
un acquis, ni un préalable, mais un construit ». Ce commun se
consolide à travers une culture collective des précédents. Le commun
s’appuie sur le vécu interne et propre à un collectif et également sur
une histoire commune et multiple des pratiques. L’accélération du
temps exercé par la société durant ce dernier siècle a eu pour effet
de nous déconnecter d’un certain passé. Non pas le passé historique,
cette histoire avec un grand « H », mais bien cette culture de la
transmission (orale et écrite) des expériences de ceux qui nous ont
précédé. La transmission par la filiation, la transmission des
savoirs-faire ancestraux… Pour Eric Hobsbawm, historien britannique, «
la destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui
rattachent les contemporains aux générations passées, est l’un des
phénomènes les plus caractéristiques et les plus mystérieux de la fin
du court XX^e siècle ».
Le temps doit se prendre pour bien faire « collectif » mais le temps
doit également se prendre pour bien faire « commun ». Pascal
Nicolas-Le Strat parle également d’un travail de récit des savoirs
expérientiels, de ces « arts de faire (micro)politiques ». Ce n’est
pas à voir comme un travail de biographe mais plutôt comme un travail
fait collectivement par ceux qui pratiquent, voir le récit comme « une
action sur l’action ». Le but n’étant pas de penser une uniformisation
des pratiques, ni de calquer le fonctionnement d’un collectif sur
celui d’un autre ou comme le dit Pascal Nicolas-Le Strat : « une
montée en généralité ». C’est pour lui plutôt une « montée en
transversalité ». Faire multiplicité des pratiques en horizontalité
une force qui permettra de faire contre-pouvoir, porter à hauteur des
normes actuelles d’autres façons de faire démocratie, mais avant tout
de prendre le temps.
C’est donc un temps qui se prend. Un temps que l’on se donne pour
faire un « pas de côté ». Au niveau individuel pour sortir d’un
fonctionnement sociétal où nous n’avons plus la maîtrise de ce qui
nous entoure. Au niveau collectif pour prendre le temps de regarder
avec un peu de recul ce que nous faisons en tant que groupe. Vérifier
que nous sommes toujours dans une dialectique du faire et du désir.
L’enjeu du « temps contre le temps » d’un point de vue du commun. Ce
commun se construit avec aujourd’hui et hier. Prendre le temps de
renouer avec ces savoirs passés – de ceux qui nous ont précédé – et
ces savoirs présents – ceux que nous construisons en avançant. Le tout
dans le but de constituer notre culture commune de nos expériences et
de pouvoir se (re)créer nos espaces maîtrisés et maîtrisables. L’enjeu
du « temps à prendre » rejoint celui d’être maîtres de notre devenir,
d’agir en personnes conscientes, critiques et politiques.