Pour une culture des précédents

En retraçant leurs histoires collectives et les questions qui les ont traversés, David Vercauteren et ses collègues en profitaient pour nous inviter à « faire circuler des récits en vue de nourrir des cultures de la fabrication collective »David Vercauteren, Micropolitiques des groupes; Pour une écologie des pratiques collectives, Paris, Éditions Les prairies ordinaires, Collection « Essais », 2011 [2e éd. 2007].

. Leur envie était de ne pas se quitter « sans laisser une pierre sur le bord de la route »Idem.

, de laisser une trace pour soi et pour celles et ceux qui passeront par là ensuite.
C’est en discutant avec un archéologue, en train de rédiger sa thèse, que j’ai découvert ce qu’est la tracéologie. La tracéologie est une discipline liée à l’archéologie préhistorique et « qui a pour but de déterminer la fonction des outils par l’étude des traces produites lors de leur utilisation »https://fr.wikipedia.org/wiki/Tracéologie

. Connaître l’utilisation qui a été faite d’un outil (taille de peau, découpe de viande…) permet de préciser l’activité du lieu en question.
Le lien concret de la tracéologie – dans le domaine archéologique – avec la question des expériences collectives et de leurs traces – dans différents champs (politique, social, économique…) – pourrait s’essouffler assez vite. Mais cette tentative d’utilisation d’un vocabulaire scientifique existant dans un domaine comme néologisme dans un autre n’est qu’une porte ouverte, un appel à « l’étude des traces produites lors d’ » expérimentations et d’actions dans l’idée de constituer des savoirs issus de pratiques, des savoirs expérientielsExpérientiel, n.m. : Basé sur l’expérience, relatif à l’expérience.

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Des savoirs expérientiels invisibilisés

« … car nous avons besoin d’une culture des précédents non seulement pour les savoirs qui pourraient la composer mais aussi pour la respiration, pour le dehors qu’elle serait susceptible de nous offrir : nous ne serions plus seuls au monde. De l’élan nous entrerait dans les plumes : on se sentirait précédé, inscrit dans une histoire qui pourrait nous rendre plus fort. Et puis l’inspiration nous gagnerait : « Tiens cette limite que l’on rencontre, d’autres l’ont dépassée de telle ou telle manière » ou « A entendre ce récit qui nous est rapporté, nous aurions tout intérêt à aiguiser notre vigilance sur tel ou tel point. »
Page 8 de Micropolitique des groupes

Toute expérience collective (« artistique, sociale, politique ou éducative »Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action (La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique), Éditions Presses Universitaires de Sainte Gemme, 2013.

) est composée de savoirs et tout au long de son expérimentation elle continue d’en produire. Ce sont, d’un côté, des savoirs singuliers avec lesquels les personnes prennent part à la dynamique. De l’autre, ce sont les savoirs acquis et produits tout au long de la dynamique collective. Acquis par les personnes qui font collectif et produites collectivement dans l’idée même de mener à plusieurs cette expérimentation. Car chaque collectif, de part ses caractéristiques multiples (personnes présentes, désirs individuels et collectifs en présence, statut juridique, contexte local…), ne ressemble pas à celui d’à-côté.
Sur ces savoirs issus d’expériences collectives, Pascal Nicolas-Le StratPascal Nicolas-Le Strat, Politique des savoirs (consulté le 14/01/2015).

constate qu’ils « restent enfouis au cœur des situations et n’accèdent à aucune visibilité publique. Ce sont des savoirs laissés en friche ». Et pourtant cela ne veut pas dire « qu’ils demeurent passifs et improductifs » et surtout ce n’est pas parce qu’ils n’arrivent pas à notre connaissance qu’ils n’existent pas. Pour Pascal Nicolas-Le Strat, cela vient également du fait que ses savoirs sont « disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et jugés insuffisamment conceptualisés ou formalisés ».
Constat partagé par Alain BrossatAlain Brossat, Abécédaire Foucault, Éditions Demopolis, 2014.

: « C’est qu’en effet tout se passe comme si nous, gens ordinaires, avions perdu cette capacité, qui est aussi un pouvoir, de raconter des histoires qui comptent, lesquelles, non seulement, trouvent une « écoute », se communiquent, mais, surtout, soient susceptibles d’être prises en compte et, à ce titre, de produire des effets de déplacement dans l’ordre des choses et des conduites »Alain Brossat, op. cit., page 251.

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Alain Brossat considère même que nous sommes en condition de « subalternité dans le langage »Alain Brossat, op. cit., page 252.

en s’appuyant sur la notion de subalternitéAlain Brossat précise qu’en utilisant ce terme ce n’est pas pour le mettre au même niveau que les propos de Gayatri Spivak qui, elle, parle d’une subalternité indissociable du contexte post-colonial et des conditions de répartition des genres ; Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Traduit de l’anglais par Jérôme Vidal, éditions Amsterdam, 2010.

développé par Gayatri Spivak. Cette subalternité ne nous place pas dans une incapacité à parler ou à s’exprimer mais bien dans cette double peine évoquée par Pascal Nicolas-Le Strat d’une invisibilité au sein de l’espace publique et d’une disqualification par une hiérarchie des connaissances. Là où une atteinte – par exemple – à la liberté d’expression dans un pays totalitaire matérialise la situation de subalternité et permet ainsi de nommer une incapacité et/ou un ennemi, cette double peine, quant à elle, se veut plus invisible, plus quotidienne, insidieuse, elle est partie intégrante de notre chair : un état de fait.

La tracéologie comme pratique

Cet appel à une tracéologie se veut comme une proposition à cette double peine dont nous souffrons et souffrent les savoirs issus des expériences collectives. Une tracéologie comme veille individuelle et collective des expériences et expérimentations qui nous sont proches ou lointaines. Et ce, sur plusieurs axes :
– de temps, par les expériences qui nous ont précédé et celles qui sont nos contemporaines ;
– d’espace, sur les échelles, macro et micro, sur les distances, sur les questions de territoires, sur les passerelles possibles ;
– et de champ, celles qui nous sont familières parce qu’exerçant dans le même domaine (écologie, habitat, sans-papiers…) mais aussi juridiques (associatif, non formel, coopératif…) comme celles plus éloignées mais au sein desquelles le commun réside (relations inter-individuelles..).

Il ne s’agit pas ici de monter un énième cabinet ou un nouveau think-tankhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Think_tank

qui centraliserait les traces, nous permettrait de les répertorier, et surtout qui nous amènerait la facilité de l’information ; ajoutons à cela un site Internet tout beau qui agrégerait, tel des flux RSShttps://fr.wikipedia.org/wiki/RSS

, tout ce contenu en une belle page et où tout serait bien ranger avec des couleurs et des catégories ; un site Internet où il nous serait possible de nous inscrire pour recevoir toutes les semaines par e-mail des traces par critères affinitaires. Cet appel que je fais, n’est pas un appel à contribution pour traceologiedespratiques.com mais bien un appel du pied, un cri du cœur à penser une tracéologie inscrite comme pratique du quotidien, en tant que personnes et en tant que collectifs. Une veille inscrite dans nos pratiques et nos valeurs comme apprentissage permanent et comme autant de point de relais propices à l’essaimage. Que l’on devienne nous-mêmes, personnes comme collectifs, le média entre les expériences, que nous soyons une multitude à la fois récepteurs et émetteurs des savoirs nous entourant.
Que vaut une tracéologie des expériences collectives si les traces sont invisibles ? C’est bien prendre le pari inverse, ne pas chercher à rendre visible les traces d’expériences collectives, mais bien les rendre visibles en faisant la démarche de les chercher. C’est parce que nous nous questionnerons sur ces savoirs, que nous nous y intéresserons, que nous demanderons, qu’ils commenceront à se matérialiser dans les propos, dans les échanges, dans les écrits…

La tracéologie hors les murs

La tracéologie (des expériences collectives), comme toutes ses collègues à la racine grecque -logie, se voudrait être une science, une science des traces, une recherche des traces des expériences collectives actuelles et passées. Il nous incombe donc d’être vigilant à ce que le sort de ses collègues ne lui soit pas réservé. Celui de se voir enfermer entre quatre murs, ceux de la recherche et de l’université, de se voir appliquer des normes, des critères et des règles de pratiques ; et au final, pour nous, de nous en voir limiter l’accès sous conditions de maîtrise de sa théorisation scientifique.
Ne me suis-je pas pris au piège de mon propre jeu en essayant de tirer une pensée de ce néologisme ? N’aurait-il pas mieux fallu garder un terme comme culture des précédents ? Justement, il me semble qu’il y aurait un autre chantier à mener à travers ce terme. Celui dont parle Pascal Nicolas-Le Strat à propos de la sociologiePascal Nicolas-Le Strat, op. cit.

, celui d’une science de l’action, une science comme pratique de terrain et d’action. Que ces sciences soient réappropriées, qu’elles sortent de leurs lieux d’utilisations habituels pour venir se pratiquer dans nos expériences et actions comme nous pouvons utiliser d’autres outils allant du balai pour nettoyer les lieux comme des logiciels pour échanger des informations ou encore des outils pour prendre des décisions de manières collectives. Une tracéologie « tout à la fois critique, car elle ne se satisfait pas de l’ordre existant, et contributive car elle juge indispensable de s’associer aux expériences engagées et d’y apporter sa pierre »Pascal Nicolas-Le Strat, op. cit.

. C’est en tout cas comme cela que j’ai accueilli la proposition de David Vercauteren d’agir pour une culture des précédents.