La puissance narrative des cartes
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Ce texte est la note d’éditeur qui ouvre le livre Ceci
n’est pas un Atlas. La cartographie comme outil de luttes, 21 exemples
à travers le monde qui paraît le vendredi 24 février 2023 aux
éditions du commun.
J’ai consacré une année de mon travail d’éditeur quasi-exclusivement à ce livre. A travailler de manière intense et qualitative avec Nepthys Zwer qui en est la traductrice et coordinatrice et à le rendre économiquement viable.
Ceci n’est pas un atlas est essentiel à nos luttes actuelles, passées et à venir, et une belle année s’annonce pour lui avec une exposition en partenariat avec l’université de Rennes 2 et de nombreux événements à venir et portés, eux aussi, par Nepthys Zwer.
Ce livre est le pendant de terrain du travail conceptuel et puissant de Cartographie radicale. Explorations de Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz (Dominique Carré / La Découverte, 2021). Il est également la version française, sélective et enrichie, de son homologue anglophone This is not an atlas.
En tant qu’éditeur, au-delà du long et méticuleux travail de relecture en binôme avec Nepthys Zwer, mon engagement a été de penser une forme “livre” comme geste politique accompagnant les récits d’expériences qu’il contient. Pour cela, accompagné de mes collègues Fabrice Luraine et Marine Ruault, nous avons travaillé un format qui, tout en rendant pleinement la puissance qu’imposent les cartes, puisse tenir en main et s’embarquer sur le terrain. Mais cela a également consisté à penser un papier de couverture (le même que la collection de poésie dirigée par ma collègue Juliette Rousseau) brut, issu de déchets carton, esthétique et nous permettant de tenir un prix de vente accessible au regard de l’objet. Enfin, le geste qui me semble le plus fort a été de sortir du livre les articles qui partageaient des manières de réaliser des ateliers pour les condenser et en réaliser un fanzine, collé en fin d’ouvrage et détachable.
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Le tout, liant le geste à la parole : Maintenant c’est à
vous de faire la cartographie de vos territoires de vie et de lutte
!
Photos de Marine Ruault.
« La carte n’est pas le territoire qu’elle représente, mais,
si elle est correcte, elle a une structure semblable au territoire,
ce qui explique son utilité. »
Alfred KorzybskiAlfred Korzybski, Science and Sanity. An introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics [1933], New-York, Institute of General Semantics, 1994, p.58, cité par Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz dans Cartographie radicale. Explorations, Dominique Carré / La Découverte, 2021.
« La carte est le miroir de notre communauté,
elle sert à montrer ce que nous apprenons
et elle aide à comprendre le territoire. »
IAAFs Raimundo KaxinawàDans l’article de Renato Antonio Gavazzi, « Cartographie autochtone à Acre. Influencer les politiques publiques au Brésil », Comissao Pro-Indio do Acre, Ceci n’est pas un Atlas, Éditions du commun, 2023, p.175.
« Raconter le monde, c’est raconter comment on entend le modifier.
Les récits sont déjà la lutte, et la lutte a besoin de récits. »
Wu Ming « Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2 » dans Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, L’Éclat, 2014; https://mauvaisetroupe.org/spip.php?article96
La carte n’est pas le territoire. Cela sonne comme une évidence, surtout à la lecture du livre que vous avez entre les mains. Et pourtant, c’est une information cruciale qui nous fait défaut au quotidien, lorsque nous consultons un trajet sur notre application GPS, ou encore une localisation sur le service de Google. C’est aussi le cas lorsque nous regardons un planisphère qui, comme vous le comprendrez dans les expériences qui vont suivre, nous place, nous Européen·nes, au centre du monde.
La carte est un récit : le processus qui nous permet de la réaliser est en tout point similaire à celui qui nous permet de raconter des histoires. Nous avons pour cela besoin d’un émetteur, d’un destinataire et d’un récit à partager. L’aspect visuel de la carte ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : d’une part, tout récit adressé porte en lui des intentions et, d’autre part, les récits qui nous touchent sont ceux qui viennent capter nos désirs et croyances. Et ce depuis la nuit des temps, depuis les premiers récits et mythes. Nous nous racontons des histoires pour nous souvenir, pour en tirer des leçons ou pour nous faire peur au coin du feu.
Ces intentions embarquées, cousues au sein même de la narration,
nous pouvons les appeler des « faire-faire » Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et
imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, 2010.
. Tous les récits en sont composés, qu’il s’agisse de
faire-peur, faire-rire, faire-pleurer, faire-savoir, faire-comprendre…
Ils répondent au besoin de créer du liant, de nourrir les relations
humaines. Ces mécanismes sont socialement codés, convenus, et les
personnes en présence en connaissent les règles.
Or la puissance des récits et la capacité à jouer de leurs codes peuvent permettre à celles et ceux qui les maîtrisent d’en (ab)user, notamment parce que ces récits dissimulent les intentions qui les composent. Les exemples les plus évidents relevant de l’art du storytelling sont la communication commerciale (faire-acheter) et la politique (faire-voter). On y est devenu maître en dissimulation des intentions et en captations de nos désirs et croyances. Ils vont notamment imbriquer des faire-faire, sur le mode des poupées russes : faire-peur dans le but de vous faire voter, faire-saliver pour vous faire consommer, etc.
Le monde dans lequel nous vivons est empli de récits, nos quotidiens aussi. C’est un enchevêtrement de récits singuliers, contradictoires ou complémentaires, de récits éphémères ou séculaires, de mythes et d’épopées venues d’en bas, de récits unifiants ou de leçons de vie qui tendent à l’universalité. Ou encore des bouts du passé qui ne survivent pas à l’amnésie collective et, ce faisant, des expériences que nous serons appelé·es à revivre.
Le monde dans lequel nous vivons est structuré par un ensemble de
systèmes de domination du vivant, humain ou non humain — domination
capitaliste, impérialiste, colonialiste, patriarcale, etc. — ou non
vivant — extractiviste, etc. La lutte contre toutes ces formes de
dominations et d’injustices nous oblige à choisir nos armes. De l’art
ancestral qu’est celui de conter Voir Walter Benjamin, « Le conteur » [1936] dans
Œuvres III, Éditions Folio Essais, 2008; Benjamin Roux,
L’art de conter nos expériences collectives. Faire récit à l’heure
du storytelling, Éditions du commun, 2018.
, nous voyons bien que le récit est devenu industrie,
stratégie et outil de pouvoir. Il est entendu que la puissance et la
portée des récits dominants et dévastateurs sont directement
proportionnelles aux moyens financiers des personnes qui les émettent.
Nous pourrions être accablé·es par ce constat si nous n’avions autour
de nous une multitude de récits d’expériences et de luttes, à
commencer par ce livre.
La carte est une lutte. Et la lutte s’appuie sur nos cartes. Les expériences relatées dans cet ouvrage démontrent que, tout comme les récits, les cartes sont avant tout adressées à celles et ceux qui les produisent. Tel un miroir, la carte est une manière de se raconter l’histoire du territoire où nous vivons, l’histoire de nos ancêtres, l’histoire de notre lien aux autres, l’histoire de ce que nous avons réussi à mener collectivement. Raconter, documenter, imaginer nos luttes par les cartes et les récits nous confère un pouvoir réel qui vaut plus que tous les moyens financiers de nos adversaires.
Nous pouvons ainsi contribuer, non pas à une montée en généralité,
une homogénéisation de nos récits et de nos expériences, mais bien à
une « montée en latéralité Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du
commun, Éditions du commun, 2016, p.180.
» : une propagation de territoire en territoire de nos
histoires et donc de nos luttes.
Notre force est de nous mélanger, d’échanger, de renforcer mutuellement nos expériences collectives, constituant le maillage serré et dense d’une culture commune.
C’est ce à quoi ce livre souhaite contribuer en partageant ces exemples de pratiques qui prennent racine, là où elles sont, et en vous invitant, avec le fanzine en fin d’ouvrage, à en faire de même, là où vous êtes.