Notes de lecture - Judith Revel - L’expérience du divers. À propos de l’œuvre de Georges Didi-Huberman


Judith Revel - L’expérience du divers
À propos de l’œuvre de Georges Didi-Huberman
dans la Revue Critique - janv-fév 2023, 908-909, p. 86-103.


Il me semble important d’introduire cette note de lecture, en présentant le cheminement qui m’a approché de la pensée de Georges Didi-Huberman. D’une part car cela ressemble fortement à la manière dont il envisage son cheminement intellectuel et notamment au procédé “d’association libre” qu’il évoque ci-dessous. Mais aussi, et surtout, car il me semble important de “désacraliser” la manière dont nous rencontrons des textes et des pensées. Un non-dit qui, je trouve, laisse souvent la possibilité de penser que pour arriver à une personne comme Didi-Huberman, j’aurais la connaissance (et donc la lecture, l’analyse et la maîtrise) de tous les courants qu’il croise (et c’est dire s’il y en a chez lui).
Ma première rencontre avec Didi-Huberman, a débuté par une citation dans les toilettes du bureau (si si), elle n’est pas seule (et se trouve accompagnée de Reclus, Calvino, Le Comité invisible ou encore Hakim Bey). Chacun y allant de sa proposition, la durée faisant que l’on n’y prête plus attention, ou en tout cas ces citations ont fini par se glisser sous la surface de nos mémoires à court à terme.
Il s’agit d’un extrait de Essayer voir (Éditions de Minuit, 2014, p. 10) : « Tout acte de résistance suppose un art […] et une raison […]. C’est-à-dire une forme. Toute survie cherche la forme efficace où se lover. » Celle-ci a été déposée par Fabrice Luraine qui l’a lui même découverte par son ami, notamment photographe, Jérémie.
Cette citation accompagne notre travail en commun, Fabrice et moi, autour de l’idée de “récit-barricade”.
Je me sentais assez en affinité avec ce que j’en avais lu mais en me laissant le temps de voir si l’occasion se présenterait d’approfondir ma découverte du travail de Didi-Huberman. Ce qui est arrivé par la découverte sur une table de librairie de sa double actualité de janvier : son nouveau livre Brouillards de peines et de désirs. Fait d’affect,1 et un numéro de la revue Critique qui lui est consacré.
Comme devant un défi un peu trop grand où l’on est prit d’un élan raisonnable qui nous rappelle à la modestie de notre capacité du moment, je me rabats sur la revue, me disant que le lire à travers d’autres qui le lisent est une bonne première marche. En quittant la librairie la revue sous le bras, la libraire me conseille de l’écouter aussi notamment dans l’émission L’heure bleue de Laure Adler. Je vous partage aussi cette invitation en vous conseillant de passer outre Laure Adler elle-même et en faisant confiance à la capacité de Georges Didi-Huberman de ne pas se laisser déstabiliser par les questions et prises de parole de son interlocutrice qui tombent bien souvent à côté de l’échange.
De retour dans un coin propice à la lecture, je feuillette le sommaire et tombe sur un nom qui m’est familier, celui de Judith Revel, dont j’ai côtoyé la pensée et les textes via Pascal Nicolas-Le Strat et Toni Negri, notamment autour du fameux séminaire Du public au commun qui s’est tenu en 2010 et 2011 dans le cadre du Collège international de philosophie.
Il n’en faut pas plus pour commencer par ce texte de Judith Revel qui lit Didi-Huberman et lui-même en lecture de Aby Warbug, Michel Foucault, Maurice Merleau-Ponty, etc.
Le véritable exercice est de ne pas se laisser déstabiliser par la multitude de ramifications possibles et la frustration, avec une pointe de sentiment d’imposture, au regard des courants et pensées sur lesquels il et elle s’appuyent et dont je n’ai pas (encore) pris connaissance. Le geste de lecture que nous offre Judith Revel est important en ce qu’il ouvre des portes vers d’autres pensées, et nous propose sa propre manière de cheminer tout en nous invitant à faire de même.
Voici donc ma propre sélection que je pense réengager (si ce n’est pas déjà fait) dans mes propres travaux. Certains astérisques sont des des précisions que j’ai souhaité amener sur ce qui n’a pas été une évidence lors de ma première lecture.

[…] le procédé est infiniment plus riche que la seule intention de signifier (variante « dure » : le procédé libère de l’hégémonie du sens); le procédé fait s’écrouler une grammaire du monde dont il expose la contingence; le procédé ouvre non seulement à une autre manière de voir, mais aussi à un autre monde à voir.

p. 88

« C’est donc en prenant le risque de déplacer – démontage, remontage – que l’on fera émerger de nouvelles lisibilités pour l’histoire et la politique. Ce déplacement est un acte heuristique, aussi minuscule ou, inversement, spectaculaire soit-il: une affirmation de liberté et d’imagination. Une production d’“images de pensée”, donc* ».

*G. Didi-Huberman, « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », AOC, 18 juillet 2022. Le texte est une réponse à l’article de E. Traverso « Soulèvements/Egarements », AOC, 4 juillet 2022, qui répondait à son tour au texte de G. Didi-Huberman, « Prendre position politique et prendre le temps (de regarder) », publié dans AOC le 23 mai 2022.

p. 88

Le rejet du « contenu », si patent dans la très vive discussion avec Enzo Traverso, n’est donc pas la conséquence d’un privilège démesuré accordé à la forme mais celle d’un matérialisme poussé à l’extrême : c’est la matérialité qui est la condition de l’« expérience ouvrante » à laquelle nous appellent les images, devenues presque illisibles, et jusque même quand elles sont dans leur disparition. Et c’est leur matérialité qui, parfois, saute au visage.

p. 89

Troisième et dernière condition : il n’y a pas de procédé sans expérience du divers. Ou plus exactement : tout procédé consiste à construire des contiguités, des dérivations et des juxtapositions d’éléments hétérogènes selon une loi nouvelle.

p. 90

C’est, d’une certaine manière, la grande leçon des archives – un document n’a de valeur qu’en vertu de la place qu’il occupe dans une série, elle-même série insérée dans une série de séries, etc. Mais c’est aussi une façon de pratiquer soi-même le procédé warburgien* d’association, en insistant moins sur le thème de la survivance des images que sur celui de la puissance productive de leur confrontation. Il en va certes, dans le mécanisme même de l’association, de notre mémoire inconsciente des images; mais il en va aussi, et peut-être surtout chez Didi-Huberman, de ce que produit l’entrechoquement imprévu des images entre elles: une overture, une nouveauté, une excédence. La vertu de l’association libre** est tout entière ici basculée du côté de ce qu’institue la contiguité fortuite ou provoquée des images, l’expérimentation d’un certain voisinage, et c’est sans doute pour cela que l’image-dialectique ne put pas complètement être de l’ordre de la synthèse. La confrontation ne donne pas lieu à une reprise, elle n’est jamais close, mais au contraire elle ne cesse de déplacer, de reconfigurer, de relancer – elle est ce qui donne à voir autrement. Comme le résume magnifiquement Didi-Huberman, « donner à voir et déplacer le voir vont pour moi de pair ».

*En référence à Aby Warburg et notamment son travail autour de L’Atlas mnémosyne, L’écarquillé, 2019 pour la version poche.
**G. Didi-Huberman, « S’inquiéter devant chaque image », art. cit.: « J’ai développé comme tout le monde une petite méthode personnelle (basée sur des fiches écrites à la main) dont la seule vertu est la simplicité, la mobilité, la possibilité de travailler simultanément dans l’ordre du savoir (vertu de patience) et dans l’ordre de ’association libre (vertu d’impertinence, de jeu). Un texte est toujours la résultante ou le montage de ces deux dimensions dans un même rythme.»

p. 91

C’est vrai; mais l’image de la série n’est pas l’image seule, parce que l’image seule, isolée de toute structure de renvoi potentielle, n’existe pas: elle est toujours déjà insérée dans un réseau qui la précède, l’entoure et ne cesse de la requalifier. La puissance de l’acte d’image telle qu’on peut la trouver chez Horst Bredekamp*, dans le sillage des analyses austiniennes** du langage performatif, trouverait ici une nouvelle déclinaison : l’image possède une puissance (potentia) parce qu’elle est toujours plus qu’elle-même, ou plus exactement parce que cet elle-même est en réalité construit dans ce qui se joue entre ce qu’elle est et toutes les autres images avec lesquelles elle entre en contact. Dans l’interstice, à la charnière, dans l’entre-deux que suppose tout rapport, peut donc surgir une production d’images de pensée.

*Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015.
**En référence à John Langshaw Austin, philosophe anglais, qui a notamment travaillé sur l’acte du langage et la parole performative.

p. 92

« Dans les cahiers posthumes de sa Philosophie du contact, Giorgio Colli écrivait: “Vrai, c’est dire ce qui dérive d’un contact”. Le contact serait porteur de la vérité, encore faut-il savor le “dériver” avec justesse en direction du penser. Encore faut-il ne pas penser le contact comme un point abstrait, mais comme un geste éthique assumé dans sa propre fragilité: “une division entre deux points contigus”, qui se constitue, donc, comme l’ouverture d’un “interstice”* ».

*G. Didi-Huberman, Éparses. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, p. 117-118. Le texte cite G. Colli, Philosophie du contact. Cahiers posthumes, II (1961-1977), Paris, Éditions de l’Eclat, 2000, p. 95.

p. 93

Bien sûr, l’hétérogène et le discontinu charrient avec eux la part nécessaire d’indétermination qu’implique toute critique radicale des représentations linéaires, continuistes et téléologiques de l’histoire. Si une pensée de la mise en rapport est une pensée de l’ouverture et de l’inattendu, l’indétermination qui la caractérise est aussi une ambiguité.

p. 94

Deuxième point: dire que cette différence est productive, c’est en réalité nommer deux phénomènes non équivalents. La mise en relation des images, on l’a vu, produit un surplus, C’est en fonction de celui-ci que les termes de production et de création deviennent ici synonymes: il en va en effet de l’émergence de quelque chose d’absolument nouveau au moment même où ce « nouveau » est tout sauf une épiphanie, puisqu’il est constitué par les matériaux (et les déterminations) des éléments effectivement mis en rapport. Penser à la fois le régime de constitution des images mises en rapport et la nouveauté que ce contact produit, enregistrer simultanément les déterminations dont elles sont les porteuses et la valeur inaugurale de leur différence, voilà toute la difficulté.

p. 95

Ce qu’interroge l’expérimentation, c’est done la question du champ actuel des possibles. Très différente de l’utopie – qui ne travaille pas de l’intérieur du déjà-là des choses présentes –, elle tente le pari simultané de l’analyse de ce qui est et de sa transformation radicale. Il ne s’agit ni d’accepter les nécessités d’un monde subi, ni de rêver à un autre monde, mais bien de changer le monde dans lequel on se trouve.

p. 99

C’est par conséquent une attitude au monde qui fait de chaque individu tout à la fois le diagnostiqueur de sa propre situation, le cartographe de ses propres déterminations et l’inventeur d’une différence possible.

p. 100

La forme même de l’histoire, c’est d’être simultanément déterminée et ouverte. Au creux du déjà-là, dans le maillage des déterminations stratifiées qui sont celles de l’histoire présente, ce que l’on voit sourdre, c’est la nouveauté.

p. 100

« Qu’est-ce que c’est que notre actualité ? Quel est le champ actuel des expériences possible ?* » à partir d’un double principe : nous sommes dans l’histoire, c’est-à-dire construits par elle; mais nous en sommes également les créateurs. Virtuellement, l’histoire est a tout moment susceptible de s’ouvrir à ce qu’elle n’est pas; virtuellement, nous sommes des opérateurs de nouveauté. L’ontologie est donc une production d’être nouveau; mais cet être ne saurait être envisagé autrement que dans la dimension de ce qu’il est irréductiblement: matériel, historique, sans origine ni telos, pris dans la succession infinie des stratifications qui le constituent et lui permettent d’inaugurer, sur le bord de l’histoire, des formes de vie inédites, des institutions nouvelles.

*M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Magazine Littéraire, n°207, mai 1984 (extrait du cours au Collège de France du 5 janvier 1983), repris dans M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., vol. 4, texte n°351, p. 687.

p. 101

Et si les migrations (dans l’espace) et les survivances (dans le temps) nourrissent bien entendu en permanence notre saisie des images, il faut cependant ajouter à cette structure warburgienne ce qui relève de l’expérience de l’ouverture de l’histoire elle-même. La tâche en est en grande partie assignée par Didi-Huberman à la notion d’institution.