Notes de lecture - John Cowper Powys - L’art de résister au malheur
John Cowper Powys - L’art de résister au malheur
Traduction et postface de Judith Coppel, préface de Denis
Grozdanovitch
Editions la Baconnière, 2022, 106 pages.
Ce livre m’a été conseillé par Wilfrid libraire de L’abri des temps
à Moncontour (22). Librairie à fréquenter que vous viviez dans le coin
ou que vous soyez de passage. Il s’agit d’un ouvrage paru à l’automne
2022 chez la très bonne maison d’édition la Baconnière et traduit par
Judith Coppel. Je lis peu de littérature et j’ai très peu lu les «
classiques » alors quand je découvre l’oeuvre de John Cowper Powys,
une des grandes figures de la littérature anglo-saxonne, je prends
conscience du potentiel d’exploration qu’entrouve cette fenêtre. Quoi
de mieux dans ce cas d’avoir entre les mains un petit essai de 100
pages bien plus facile comme première étape que Wolf solent
un de ses romans, également conseillé par Wilfrid, et ses plus de 650
pages. Bravant l’inconnu, et sachant écouter les conseils qui me sont
faits, j’entreprends sa lecture dans la foulée.
Je ne sais comment décrire son écriture si ce n’est qu’elle vous
attrape et que chaque mot appelle le suivant. Une écriture littéraire
pour un texte qui est clairement un essai. Il s’agit d’une tentative
de sa part de formuler la recette du bonheur. D’ailleurs le titre
original est « The art of happiness » traduit en français par
L’art de résister au malheur. Nous aurions (et Cowper Powys
aurait sans aucun doute été d’accord) de quoi ici disserter sur ce
qu’il se trouve dans l’« entre » de ces deux titres. Et finalement
c’est peut-être de cela que parle son livre. Cowper Powys est un
farouche opposant aux dogmes qu’ils nous viennent de la science comme
de la religion. Il tente de tracer une route entre les idéalistes et
les matérialistes. Une manière correcte de le décrire (en tout cas
pour attiser votre curiosité) serait encore celle de Denis
Grozdanovitch : « Powys est à la fois un matérialiste mystique et un
sceptique antidogmatique viscéral ». Rien que cela. Tout cela à la
fois. Et c’est ce qui rend son propos singulier. Je l’ai lu d’une
traite, enchanté par son écriture mais aussi par sa clairvoyance sur
le monde qui nous entoure (et au-delà) telle que j’en ai rarement
lu.
Nous étions en novembre 2022, j’avais alors reposé le livre pour
passer à autre chose. Et puis nous voici un an plus tard. Je navigue
en eaux troubles, comme beaucoup d’entre-nous, dans un contexte,
écologique, social et politique qui est celui que nous vivons depuis
plusieurs années et avec plus récemment les événements au
Proche-Orient et leurs répercussions dans le contexte français et
militant. Le “hasard” (je vois ici Cowper Powys hausser les yeux au
ciel) fait que je me retrouve de nouveau à passer chez Wilfrid.
J’achète un nouvel exemplaire, fortement décidé à l’offrir autour de
moi sur la simple base de mes souvenirs de lecture. J’en profite pour
me replonger dedans et voici que je me retrouve à le relire d’une
traite…
Que dire, si ce n’est que ce livre m’aide. Il me fait du bien. J’y
trouve des pistes pour renforcer le moteur de mes engagements et qui
consiste à faire en sorte de ne jamais céder à la facilité. J’y trouve
des notions, des phrases, qui nomment parfaitement des choses qui me
sont chères : l’amitié, la philosophie, le travail, le rapport aux
autres et à l’Etat, etc. Que dire si ce n’est que ce texte est paru
pour la première fois en 1923 et que, cent ans après, il trace une
manière d’être au monde qui résonne en moi, aujourd’hui et ici.
Voici quelques notes que je me suis conservée mais je ne peux que vous conseiller de vous le procurer.
« Oui, toute philosophie n’est jamais qu’une petite portion de la vie encadrée ».
Goulven le Brech a raison de citer cette remarque de la phénoménologue Delphine Bouit: « Comme Husserl, Powys s’insurge contre la réalité dite scientifique du monde. Pour Husserl, le rapport au monde est intentionnel avant d’être objectif; objectif c’est-à-dire commun parce que commode. Pour Powys, et ses propos ne sont pas moins tranchés, la philosophie à prétention scientifique comme l’erreur lassante de supposer l’existence d’un « monde réel » universellement perceptible. » Cité page 40 de John Cowper Powys, une philosophie de la vie, Éd. Perséides, 2012.
« […] Les plus sages sont ceux qui jouent avec les illusions sans en rester déçus et qui se laissent gagner par la pitié sans en être blessés. Les plus sages sont ceux qui opposent ironie de l’Humanité à la sauvagerie de la nature. Les plus sages sont ceux qui lisent de vieux livres, boivent de vieux vins, conversent avec de vieux amis, et laissent aller le reste ».
Anatole France, in Religion d’un sceptique, p.111, Ed. Corti, 2004, traduction de Judith Coppel.
La plus infime présence, le plus léger mouvement de dogmatisme, qu’il soit matérialiste ou idéaliste, peut écraser sous son poids un millier de ces légères et délicates révélations, jeunes pousses fortuitement sorties de terre sous l’effet répété de la pluie et du soleil. Car ce ne peut être qu’à la faveur d’un certain attentisme, flottant, hésitant, incertain, que ces timides enfants des conjonctions hasardeuses de l’existence peuvent exprimer leur magie mélancolique. Il n’est pas donné aux pragmatiques adeptes des systèmes rigides de laisser mûrir le fin terreau donnant naissance à ces subtiles évocations!
Ces pousses ténues ne verront pas davantage le jour avant que ce scepticisme-là, celui des faibles, des rêveurs, des contemplatifs, n’ait miné ou du moins troublé, par sa simple candeur, l’infaillibilité des édifices de la logique.
Car semblables aux fleurs sauvages et aux touffes d’herbe surgissant dans les cours des fabriques ou des lieux de culte, elles nous rappellent que certaines fondations solides et certains bâtiments imposants ont été ébranlés et ont fini par devenir des tas de gravats. Sans aller aussi loin, elles témoignent en tout cas du fait que quelque chose de tendre et de négligé, quelque chose de désinvolte et d’in-formel, vient fragiliser les certitudes originelles de ces constructions dogmatiques.
Ce gigantesque monde matériel, nous cernant de toutes parts avec ses tourbillons et ses mouvements incessants, serait donc, littéralement et absolument, tout ce qui existe. À présent, quel sera donc le commentaire du sceptique désillusionné que je représente face à un univers tel que celui-ci; un univers sans brèches, sans failles, sans fissures ni interstices; un univers catalogué, étiqueté, encarté; un univers empaqueté, enfermé, emmuré; un univers sans aucune porte ?
Assez étrangement, la première chose qu’on peut remarquer à propos de ce monde fait d’une pièce est qu’il ressemble tellement à l’autre, celui des idéalistes, qu’il se pourrait bien que ce soit le même type d’esprit qui les ait tous deux engendrés !
Oui, le dogmatisme des matérialistes et le dogmatisme des idéalistes se déploient de façon terriblement identique quand on a l’audace de sonder leurs limites. Les uns comme les autres réduisent le merveilleux chaos des choses à une triste unité; les uns comme les autres obstruent toutes les portes, toutes les cheminées, toutes les fenêtres !
Pourtant la Vie - la vraie vie, ce chaos grouillant d’éléments magiques dans lequel nous évoluons - comporte toutes sortes de couches, de plans, de dimensions, de régions, de strates, de décors, de visions oniriques, de passages, de perspectives, d’horizons, de retraites, d’échappatoires, de mondes intérieurs, d’arrière-mondes, de mondes se dissimulant dans d’autres mondes, telles d’innombrables boîtes chinoises aux couleurs chatoyantes !
Toute chose en ce monde procède de l’imagination de quelqu’un. Chaque pointe métallique, chaque son discordant, tous les déserts de sable blanchis, secs et arides, tous les farfadets grimaçants de la futilité, tous les marécages boueux, toutes les fosses béantes de Tophet, n’ont aucune existence propre en dehors d’une certaine imagination troublée qui leur donne vie.
Cette idée que notre environnement est un monde objectif, extérieur à nous et impénétrable, complètement indépendant de notre subjectivité, est une pure fiction.
Un tel monde n’existe pas ! Toute chose que nous percevons a été créée par un esprit ou un autre, ou transformée et déformée par un esprit ou un autre. Tout ce que nous voyons est chargé de sentiment et saturé d’une émotion très ancienne antérieure à notre propre perception; et nous-mêmes, dans notre acte de vision, colorons cet objet avec la passion de notre tempérament.
Après tout, ce culte obséquieux du fait objectif n’est qu’un puritanisme masqué et insidieux. De tels faits n’existent pas dans un univers où règnent les visions! Et s’ils existent, avec leurs déchets et leurs rebuts, pourquoi au nom du ciel devrions-nous nous priver de les enrober d’une multitude de mirages gracieux et vaporeux et de toutes sortes de configurations nuageuses ?
Puisque l’esprit humain a la capacité de produire des illusions qui prennent corps en d’innombrables mondes exerçant chacun leur propre puissance, pourquoi se résignerait-il à mordre la poussière d’un monde en particulier ?
En outre, il se produit parfois, si rarement pourtant qu’on ne peut ni l’anticiper ni l’attendre, encore moins chercher à le provoquer, que nous recevions la grâce di vine de l’amitié, un sentiment paisible, fort, invincible, un mystère classique.
Cet amour-ci est différent de l’« amour des saints » en raison de sa tolérance pleine d’humour, différent aussi de l’amour maternel ou paternel car il est dégagé de toute possessivité et de toute cruauté. C’est un amour qui nous offre «l’alter ego » ou « l’autre soi-même » à laquelle notre nature aspire de toute son âme.
Toutes les petites choses de l’existence, tous les drames du quotidien qui distinguent un jour de l’autre, les jours où le ciel est clair, les jours où le ciel est sombre, les jours exposés à tous les vents, à toutes les vibrations sonores, les jours où l’accumulation des désastres déferle sur nous ainsi que les roulements de tonnerre d’une armée en déroute, les jours où tout est étouffé, léger, impalpable; toutes ces choses, dont la lumière iridescente est semblable aux volutes de la nacre, prennent une valeur supplémentaire et s’enrichissent d’une façon indescriptible lorsqu’on peut les partager avec un ou une amie qui a la même sensibilité !
Être « antisocial » consiste à porter autour de soi un regard d’humble étonnement sur les impératifs terrifiants édictés par la Société dans le but de réguler les vies individuelles. Être « antisocial » ne veut pas forcément dire être malveillant ou criminel. Les amitiés les plus loyales, les plus délicates et les plus sincères peuvent se former entre des personnes antisociales, se choisissant et s’élisant mutuellement, en défiance d’un monde qui est leur ennemi commun. Être « antisocial » signifie appartenir à une minorité sans défense de solitaires dont la misère est adoucie au-delà de toute expression quand, se frayant une voie dans le vaste camp qui leur est hostile, ils tombent sur une autre victime. Il ne faut pas non plus s’imaginer que cette démission harassée, ce scepticisme antisocial, implique nécessairement une forme quelconque de misanthropie.
Et puisqu’il est difficile, lorsque nous sommes ainsi taraudés par notre imagination, d’écarter de notre esprit l’image des souffrances subies à tout moment par d’autres êtres, nous sommes condamnés à nous confronter à cette question: avons-nous le droit d’être heureux lorsque ces atrocités et ces abominations continuent de se produire en permanence ?
Porté au bout de sa logique, un tel raisonnement signifierait qu’aussi longtemps qu’un unique être humain souffrira dans le monde, ou même peut-être un unique animal soumis à quelque torture, personne au monde n’aurait le droit d’être heureux. Rappelons-nous qu’il pourrait exister quelque fluide magnétique fatal circulant le long de trajets nerveux invisibles et reliant toute chair à toute chair; cette solidarité planétaire nous rendrait de facto le bonheur impossible, même après avoir estimé que nous y avions droit !
Il semble pourtant invraisemblable de permettre à cette sensibilité nerveuse cosmique, qui éprouve par empathie la souffrance de toute chair, de dominer la situation au point que le plus modeste bonheur prenant simplement conscience de lui-même puisse en être aussitôt empoisonné si ce n’est anéanti! Pourquoi ces deux fonctions mentales ne pourraient-elles agir en parallèle, simultanément? De façon qu’au moment même où quelqu’un s’occupe à soulager la souffrance d’un autre, ou à réfléchir aux moyens d’y parvenir, il soit en même temps… à l’hôpital…, dans une prison…, dans un asile de fous…, dans un abattoir…, dans une cour de justice…, dans la rue…, ou dans un magasin…, pleinement conscient qu’un rayon de soleil transfigure la scène, ravi par le flamboiement du crépuscule aperçu par la fenêtre, enchanté par la vue d’un pignon, d’un toit ou d’une cheminée flottant dans le mystère de l’horizon lointain !
Les rituels, la routine et l’ordre sont les piliers et les portiques du bonheur, ses remparts crénelés, ses arcades policées! Le loisir même est moins important qu’ils ne le sont, cela tant que le travail physique nous permettra de connaître des espaces de respiration, des interludes, des relâchements de la tension autrement dit, durant lesquels la grande marée de la mémoire viendra alimenter les petites mares creusées dans les replis rocailleux de notre cerveau, soulevant les algues cramoisies, lavant le sable des débris de coquillages !