Chercher en éditeur (flux, filtres et processus)
Dans un précédent texteTexte écrit comme contribution au numéro spécial de
la revue Agencements
paru en mars dernier. Benjamin Roux, « La
pratique du digging comme manière de faire monde »,
Agencements 10, Éditions du commun, mars 2024.
, j’ai formalisé comment mon rapport à la musique et mes
pratiques d’auditeur-DJ ont structuré ma manière d’appréhender le
monde et de cheminer dans la matière qui m’entoure, qu’elle soit
savoir ou trace, physique ou numérique.
Tout comme Caroline DrieuJe renvoie à son article à paraître dans le numéro 11
de la revue Agencements : Caroline Drieu, « What is a DJ if
they can't care* ? Le DJing comme moyen d’action au service de la
mémoire collective », Agencements 11, Éditions du commun,
septembre 2024.
a façonné sa relation aux archives (des communautés
LGBT) depuis sa pratique de DJ, le digging — nom donné dans
le milieu de la musique au fait de chercher activement de nouvelles
découvertes musicales — a également structuré la manière dont je fais
recherche.
Tout au long de mon parcours, mon rapport à la musique s’est
principalement construit par des explorations — mes séances de
digging — dans tous les recoins d’internetJe vous épargne la mise au pluriel comme usage commun
du mot internet, mais je ne lâche pas sur le geste de lui enlever sa
majuscule tant appliquée. Une personne entendue un jour à la radio,
dont je ne retrouve pas le nom, a très justement rappelé qu’à part
Dieu, il n’existe pas d’autre mot sans article et avec une majuscule,
qu’est-ce que cela nous raconte de le faire pour internet ? En tirant
à gros traits des parallèles, ne pas utiliser cette majuscule (et le
singulier) rappelle les tensions similaires entre une Histoire
majuscule et unifiante et les histoires singulières et infinies.
. Le fait de digger dans le domaine musical se
pratique majoritairement de deux manières : physiquement dans des bacs
de vinyles (c’est ainsi que la pratique est née dans les années 70-80)
et numériquement en arpentant les sites, plateformes et forums sur
internet. Mon parcours d’amateur (au sens premier de celui qui
« aime ») de musique ne s’est pas tant construit dans l’espace
familial — somme toute quelques CDs, de la musique mais avant tout
radiophonique et plutôt de la variété française — que dans mes
explorations personnelles qui ont pu compter sur une pratique
intensive de l’ordinateur, puis d’internet, dès l’âge de onze ans.
Ordinateur et internet, Windows sur le monde
C’est également de cet outil et de cette histoire que ma pratique
d’éditeur hérite. Une des conséquences les plus significatives a été
de questionner, dès les débuts des éditions du commun en 2015, le
rapport entre édition papier et édition numérique de manière complexe
et non binaire. Avec notamment un premier geste en tant qu’éditeur,
non inédit, mais non moins radical et politique : revendiquer une
publication papier des textes (en regard de métiers et compétences et
donc d’un modèle économique impliquant une rémunération des
acteur·ices) tout en assumant la mise en ligne gratuite de ces mêmes
textes en parallèle sur internetJ’explicite cette démarche notamment dans la première
saison du podcast La
mécanique du livre. D’ailleurs, le fait de « dévoiler » les
manières de faire tout en faisant, qui m’est chère à tous les niveaux,
me vient aussi de ma pratique des ordinateurs et d’internet et
notamment des communautés du Libre et du Do It Yourself (DIY).
. J’avais plutôt conscience que mes pratiques
informatiques et numériques avaient influencé mon regard sur le monde
de l’édition. À commencer par l’importance de penser la diffusion d’un
texte, bien en amont sa forme physique de livre papier pour ne pas
tomber dans les écueils de nombreuses pratiques : d’un côté une
méfiance extrême face aux bouleversements numériques vécus par la
profession et de l’autre un emballement aveugle et sans critique pour
ces nouveaux usages. Mais c’est en rencontrant les travaux et la
pensée de la graphiste Muriel CooperMuriel Cooper est une des premières femmes graphiste,
qui a œuvré au MIT Press, a
co-fondé le Visible
Language Workshop en 1976 et est membre fondateur du MIT Media Lab en 1984. J’ai
rencontré son travail par le biais de Fabrice Luraine avec qui je
travaille sur une recherche-création au long cours autour des
pratiques éditoriales web et print, nommée Boocan.
Toutes les citations de Muriel Cooper présentes dans ce texte sont
issues d’un article à son sujet écrit par Nolwenn Maudet sur la revue
Strabic en janvier 2015 ; http://strabic.fr/Muriel-Cooper
que j’ai compris que cet héritage avait façonné ma
pratique bien plus en profondeur. De la génération qui a vécu
pleinement le basculement de son métier avec l’arrivée de
l’informatique, elle a été une des rares voix à revendiquer très tôt
d’expérimenter et questionner ce que les ordinateurs avaient en
potentialités pour le graphisme. Elle a notamment pris conscience que
l’arrivée des ordinateurs, puis d’internet, allait accroître de
manière exponentielle la quantité d’information à traiter et, qu’en
regard, elle devrait faire évoluer le sens de son travail : « Dans
notre environnement électronique, le volume de l’information en temps
réel va dépasser notre habilité à la traiter. L’utilisation du
graphisme comme d’un filtre pour cette information complexe, comme un
moyen de la rendre à la fois signifiante et expressive, est le défi
principal de la recherche dans notre atelierMuriel Cooper, Design Quarterly n° 142
« Computer and Design », 1989, p. 23.
. »
Flux, filtres et processus
Dès 1978, avec son collègue Nicholas NegroponteLe parcours de Nicholas Negroponte contribue aux
interrogations que j’émets plus bas sur le sens politique porté par
Muriel Cooper au-delà de ses réflexions sur lesquelles je m’appuie.
Toute cette génération de penseurs (et malheureusement peu de
penseuses) de l’informatique et de ses technologies se sont rapidement
séparés en deux camps : d’un côté celui de la création de machines
pour « augmenter » les humains – devenir leurs équivalents au risque
de les supplanter et les rendre caduques – et de l’autre celui de
machines pour « améliorer » les humains – dans le but de nous faire
acquérir de nouvelles capacités et d’enrichir nos interactions avec le
monde. Negroponte faisant partie du premier camp est aussi celui qui a
été suivi par toute la Silicon Valley. Quand d’autres, comme Warren
Brodey (et l’Environmental Ecology Lab), Evald Ilyenkov ou encore
Warren McCulloch et le champ de la cybernétique, ont eux porté une
vision et un usage de ces technologies bien plus complexe. Pour un
tour d’horizon de cette histoire, cruciale jusqu’aux enjeux de l’IA
aujourd’hui, lire : Evgeny Morozov, « Une
autre intelligence artificielle est possible », Le Monde
diplomatique, août 2024.
, elle théorise la notion de copie souple (soft
copy), le « matériau linguistique brut de l’âge digital » en
opposition la hard copy (copie fixe) étant une reproduction
permanente du texte sur un objet physique (matériel), par exemple un
livre. Ce qui lui permet d’envisager autrement sa pratique de
designer : « Ce monde nouveau demande un nouveau type de designer qui
créera des opportunités, des chemins et des modalités pour un
utilisateur plus indépendant, un designer qui créera des structures
riches pour des utilisateurs qui seront capables d’acquérir,
d’explorer et de collecter l’information dans leurs propres
termesMuriel Cooper, “This New
World” in Frieze Magazine, n° 151, mars 2014.
. » C’est peu dire que ces mots ont fait écho à la
manière dont j’ai construit petit à petit ma pratique d’éditeur. Elle
envisage d’ailleurs son métier comme l’étape en aval de celle d’un
éditeur, ou d’un photographe qui viendraient lui fournir une matière à
éditer. Ayant construit mon métier d’éditeur, chemin faisant et à
l’échelle d’une petite structure, ma pratique s’est développée de
manière transversale et au contact de tous les métiers essentiels pour
aboutir à un texte publié (peu importe sa forme), ce qui rend évident
le fait qu’à certains endroits ma manière d’envisager un texte en
regard d’une adresse (intention) et d’un public (cible) soit celle
d’un ou d’une designer. Muriel Cooper théorise cette nouvelle manière
d’appréhender son métier comme le fait de designer des flux
(informationnels) et que cela passe par deux procédés : les filtres
(organiser, trier, agencer) et le processus (prendre conscience de
l’influence de cette action et du médium sur le texte et sa
destination). Muriel Cooper conceptualise ces changements, certes de
manière visionnaire, mais avant tout de manière pragmatique : elle
sent que ce qui arrive va être massif et sans précédent pour son
métier, donc mieux vaut anticiper que subir. Dans ce que j’ai lu de
ses travaux en ligneJe n’ai lu que des propos traduits en français
c’est-à-dire peu au regard de ce qui existe en langue anglaise : je
peux donc être passé à côté d’un regard politique de Muriel Cooper
quant aux changements en question et à la pratique de designer,
n’hésitez pas à me faire signe si vous avez connaissance de textes ou
propos en ce sens.
, il m’a manqué un élément essentiel propre à toute
forme d’adresse d’un message (communication, storytelling,
récit, etc.) à un·e destinataire : questionner les intentions de
l’émetteur. D’abord théorisé dans certains espaces confidentiels, le
storytelling est l’usage des récits à des fins mercantiles
(communication de vente) et politiques (communication politique). Ces
pratiques existent tout autour de nous depuis la fin du XXe siècle,
mais si nous y prêtons attention depuis quinze ans, c’est seulement
parce que ceux qui les exercent ne s’en cachent plus et
l’assumentÀ ce propos je renvoie à mon ouvrage où je fais le
tour de ce constat : L’art de conter nos expériences collectives.
Faire récit à l’heure du storytelling, Éditions du commun,
2018.
. Dès lors on comprend aisément que la manière dont on
raconte une histoire et par quel médium on la diffuse (filtres et
processus) est hautement politique et que donc, designer comme
éditeur, nous avons pour responsabilité de questionner nos pratiques.
« Dis-moi comment tu édites ou design et je te dirai quel monde tu
désires. »
Digger, mixer, éditer, chercher
Le geste de la designer Muriel Cooper revêt, tout de même, de
politique l’intention de rendre les « utilisateurs plus
indépendants », et de conscientiser qu’il en est de sa responsabilité
car c’est par son design que les personnes deviennent plus autonomes
« d’acquérir, d’explorer et de collecter l’information dans leurs
propres termes ». En cela je retrouve dans ses mots et idées la
manière dont j’ai tendance (déformation professionnelle, certain·es
diront) à voir le monde qui m’entoure. C’est concrètement ce qui guide
mes pratiques d’utilisateur et donc ma manière de recevoir
(d’explorer, de me balader, de me perdre, etc.), pratiques qui
trouvent écho également en miroir à celles que j’ai en tant que
« designer ». Dans la musique par exemple, je suis cet amateur sans
cesse en recherche de nouvelles découvertes, en explorations de
nouveaux genres musicaux, où le digging des flux m’amène à
creuser jusque dans les noms mentionnés dans les crédits d’un album
pour en comprendre les collaborations, les croisements et rencontres
entre artistes, musicien·nes ou producteur·ices. Le pendant étant ma
pratique de DJ qui resurgit à différentes périodesVoir notamment à ce propos ma page Soundcloud ou encore le
podcast
Ouvrez les diggs !
de ma vie et dont j’apprécie tout bonnement le fait de,
non pas créer de la musique, mais de proposer ma propre version d’une
écoute de différents morceaux d’artistes à travers un « mix », un
ordre de passage et des transitions. Nous retrouvons la même
dialectique dans l’édition, d’un côté je suis le
lecteur-digger qui lit les livres comme les jaquettes d’album
musicaux, du colophon initial, aux notes de bas de page en passant par
les remerciements, afin d’être sûr de sortir d’un livre avec une
dizaine de nouvelles pistes à explorer. De l’autre l’éditeur, qui
remet au cœur de son travail le fait qu’un texte (flux) puisse toucher
juste les personnes à qui on l’adresse et ce en démultipliant les
formats (filtres) — livre, brochure, lecture, accès en ligne
gratuitement, rencontres, podcasts — tout comme les processusLes exemples sont nombreux, pour n’en citer que deux
je pense au fait d’avoir sorti deux livres aux thématiques proches et
se répondant en même temps, ce qui va à l’encontre du modèle
économique de la diffusion des livres aujourd’hui. Voir à ce propos :
https://pnls.fr/recherche-action-une-prise-de-parole-a-deux-livres-et-un-editeur-dates-de-presentation/
Ou encore les réflexions que nous menons, avec Fabrice Luraine, sur
l’idée d’en finir avec la soi-disant « chaîne du livre » et sa
linéarité pour repenser le processus éditorial comme une constellation
de pratiques au service d’un texte et de sa propagation (projet
Boocan, site à venir).
. C’est ainsi que je dois me rendre à l’évidence quant
au fait que cette manière de me rapporter au monde vient également
infuser mes pratiques de chercheur. Mon travail de thèse en cours
porte sur les questions de narrations à l’échelle du quartier dans
lequel je vis et je travaille, et sur la manière dont les habitant·es
sont « parlé·es » (par leurs propres histoires individuelles et
collectives, par les médias, les urbanistes, les politiques publiques,
etc.). Dans ma manière d’aborder ces questions, je revendique une
posture subjectivée d’habitant-chercheur, mais à l’aune de cette
réflexion je me rends compte que j’embarque également avec moi un
regard de lecteur-digger pour observer ces questions et de
DJ-éditeur pour en produire une histoire (un mix ?). C’est alors un
quartier qui prend une toute autre forme, au milieu des immeubles et
des bâtiments, se dresse des flux, par couches, par
sédimentationsJ’emploie ce terme en pensant aux travaux d’Olivier
Marboeuf concernant les contes, la circularité et la répétition dans
les questions décoloniales. Voir à ce propos Olivier Marboeuf,
Suite décoloniales, Éditions du commun, 2022 ou encore
Olivier Marboeuf, « Je n’invente rien, je répète et j’insiste :
cultiver une archive à soi », Agencements 11, Éditions du
commun, septembre 2024.
, en boucle et mon travail de recherche devenant une
affaire de filtres, de processus pour éditorialiser tout en continuant
de chercher et en donnant aux habitant·es (utilisateur·ices) la
capacité de se saisir de mon travail et ainsi « d’acquérir, d’explorer
et de collecter l’information dans leurs propres termes ». Ma pratique
de chercheur-éditeur étant pleinement ancrée dans une écologie (de vie
et de travail à l’échelle du quartier), la matière ainsi éditorialisée
vient transformer (performativité du récit) cet environnement en
retour. C’est peut-être à cet endroit que se joue le « sens
politique » de mon propos, en regard de celui de Muriel Cooper, celui
d’une subjectivité assumée dans la démarche comme dans la manière
d’appréhender la matière (me concernant : un lieu, une temporalité,
d’autres personnes, un commun vécu, une histoire partagée). Mais
également par une pratique de « passeur » qui ne possède ni ne
s’approprie en rien les flux qu’il contribue à faire circuler et qui
fait écho à la démarche de Caroline Drieu dans sa production de mix,
celle d’Olivier Marboeuf en tant que conteur ou encore celle de Pascal
Nicolas-Le Strat et l’idée de « faire recherche open sourcePascal Nicolas-Le Strat, De quelle recherche en
sciences sociales avons-nous besoin ?, TractFlux, 20 avril
2023.
».
Illustration du Projet Talmud. Le logiciel permet aux utilisateurs de manipuler des blocs de textes dans une ville imaginaire de mots. Projet de thèse, Rethinking the book, Davis Small (2000) inspiré par les travaux de Muriel Cooper ; https://acg.media.mit.edu/projects/thesis/DSThesis.pdf
Merci à Esther Layet et Fabrice Luraine pour nos échanges qui nourrissent mes réflexions.