Fiche-lecture - Raconter des histoires qui comptent – Alain Brossat
Abécedaire Foucault
Chapitre «R. Raconter des histoires qui comptent »
Alain Brossat
Éditions Demopolis, 2014, 368 pages.
« Il s’agirait simplement de travailler à faciliter les conditions
d’une effraction, dans les espaces publics ou dans le monde commun,
d’une parole qui ne soit pas d’emblée susceptible d’être
classée/déclassée comme cri de détresse, soupir de la créature
affligée, hurlement ou interjection ; une parole qui parle, sur
quelque ton que ce soit, non pas simplement pour « témoigner » ou «
raconter », mais surtout pour restituer une expérience et s’en
autoriser afin qu’apparaisse, fasse irruption une subjectivité
“incomptée”. »Alain Brossat, L’abécédaire Foucault,
Éditions Demopolis, 2014, page 243.
L’auteur
Alain Brossat né en 1946 est professeur émérite au département de philosophie de l’Université Paris 8 Saint-Denis. Il a également enseigné à l’université de Tokyo, au Japon, à l’université nationale Chiao-Tung à Taïwan, à l’université de Constance (RFA), à l’université nationale du Chili. Anciennement traducteur de l’allemand M.Buber-Neumann G.Wallraff, E-E.Kisch.
Cette fiche de lecture a été rédigée dans le cadre de la
recherche-action que je mène actuellement, les propos de la section «
commentaires personnels » sont, au départ, destinés à mes collègues de
promotion. Néanmoins, je pense que cette fiche de lecture peut
s’adresser au plus grand nombre pour une première découverte du
contenu du livre.
Il a notamment publié :
Pour en finir avec la prison, La Fabrique, 2001.
Le Serviteur et son maître : essai sur le sentiment plébéien,
Éditions Léo Scheer, 2003.
Ce qui fait époque : Philosophie et mise en récit du présent,
L’Harmattan, 2007.
Tous Coupat Tous Coupables, Nouvelles Éditions Lignes,
2009.
Le livre/Le chapitre
Ce livre de 368 pages est sorti aux Éditions Demopolis, jeune
maison d’édition fondée en 2007 et qui propose des ouvrages politiques
qui « concernent les principaux domaines sensibles de notre époque
»http://www.demopolis.fr/maison.php
.
Ce livre est composé d’autant de chapitres que de lettres dans
l’alphabet.
Pour ce qui concerne cette fiche-lecture, je me suis intéressé qu’au
chapitre de la lettre R. : « Raconter des histoires qui comptent
».
Propos de l’ouvrage
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, Alain Brossat déroule sa
pensée en s’appuyant sur Michel Foucault. Et de préciser en quatrième
de couverture que ce « n’est pas un essai sur la pensée de Foucault
mais bien plutôt un cheminement avec Foucault »http://www.demopolis.fr/livre.php?Clef=56
. Guidé par les titres rangés par ordre alphabétique
nous sommes donc invités à y creuser/croiser différentes notions
portées par les réflexions d’Alain Brossat qui, à travers elles, tente
« de rendre le lecteur sensible à la puissance d’une pensée [celle de
Michel Foucault] constamment animée par le souci de l’actuel (le
présent tel qu’il est, pour nous, en question) »Idem.
.
C’est avec cette invitation que je suis donc tombé sur le chapitre «
R. Raconter des histoires qui comptent ». Et d’y découvrir que les
propos d’Alain Brossat, dans ce chapitre, viennent compléter les
différents appels et contributions d’auteur.e.s, philosophes,
chercheur.se.s et acteur.ice.s que j’ai relevé dans le cadre de ma
recherche-actionLa circulation de récits comme contre-pouvoir et
puissance d’agir, juin 2014.
.
Situation et cadre de parole
Pour introduire ses propos, Alain Brossat, à travers notamment
l’expérience de Foucault sur le milieu carcéral avec le GIPGroupe
d’Information sur les Prisons
, nous propose de situer la parole dans les « espaces
publics ou dans le monde commun »Alain Brossat, op. cit., page 243.
. Il parle notamment des espaces crées pour ces paroles,
nos paroles. Ce sont des « dispositifs spécifiques » qui fixent un
cadre à nos expressions. Nous sommes amenés à nous exprimer, en
fonction de notre statut (qui change en fonction du contexte, du
moment…) à travers des dispositifs créés et organisés et qui
déterminent les conditions d’expressions et donc leur portée. Pour
Alain Brossat nous sommes donc une plèbeSur la plèbe : Centre de Réflexion et de
Documentation sur les Philosophies Plébéiennes/
disparate, composée de toutes sortes de catégories, qui
se voit imposer des espaces de paroles contraints et normés par
différents dispositifs et institutions dans lesquels nous pouvons être
intégrés de notre fait ou non. Comme exemple, il prend l’hôpital
psychiatrique et ses patient.e.s, le tribunal et son lot de
présumé.e.s, la prison et ses condamné.e.s… Ces différents espaces
contraignent notre expression et notre langage, nous obligeant donc à
recourir à des sortes de « sous-langues » : « argot des prisons,
verlan des quartiers de relégation, sabir des S.D.F., idiomes louches
et incompréhensibles des clandestins, langue empâtée par les
anxiolytiques des pensionnaires de l’HP »Alain Brossat, op. cit., page 244.
.
Effraction et conditionnement
Raconter des histoires qui comptent consisterait donc à « faciliter
les conditions d’une effraction » afin d’opérer un changement
d’échelle – de légitimité ? – à nos propos, nos témoignages, nos
paroles pour « restituer une expérience et s’en autoriser afin
qu’apparaisse, fasse irruption une subjectivité “incomptée” ».
Derrière cette « subjectivité incomptée » se cache aussi une capacité
à être indompté.e.s. A ce sujet, au questionnement de Foucault sur
l’existence d’une « langue des vaincus »Vocabulaire de Walter Benjamin dans son texte Le
narrateur ; Walter Benjamin, Oeuvres III, Paris, Éditions
Folio Essais, 2008.
, Alain Brossat développe le fait que la plèbe n’est
audible qu’en s’exprimant dans un cadre fixé par l’autorité. Ce qui
créé une forme d’impuissance et de non maîtrise in fine de sa parole
et de son discours puisqu’en incapacité d’en déterminer les
conditions.
Pour l’illustrer, il s’appuie sur Foucault et l’exemple de tout «
infracteur » qui comparait devant la société et les juges. Ceux-ci
n’attendent qu’une chose : « qu’il raconte ses crimes, mais d’aucune
manière qu’il énonce à ce propos ou d’autres des pensées ». « Sa
mémoire seule est admise, non ses idées ». L’énonciation de faits et
non de points de vues empêche ici le sujet d’inclure et de constituer
une auto-réflexivité, une « auto-constitution du sujet qui institue
ses actions passées en tant que champ d’expérience propre »Alain Brossat, op. cit., page 245.
.
Déficit et faire-valoir
Brossat pose un présupposé propre à nos sociétés : la plèbe en tant
que minorité a un déficit de parole. Elle n’a de place
attribuée/attitrée dans « les espaces communs, ou dans le débat public
qui ne soit ou bien celle du fauteur de trouble, de l’ingouvernable,
ou alors celle du malheureux, de la victime – dans les deux cas une
figure de minorité »Alain Brossat, ibid.
. Et ayant pour seul espace d’existence les discours de
l’autre ou alors quand ces autres parlent pour elle (artiste, expert,
policier, politicien…).
Un tel déficit de parole et de visibilité propre induit que le moindre
surgissement dans l’espace public revêt de fait une dimension
politique. Il s’agit donc de donner à entendre nos récits, de faire
valoir ce qui nous a « instruit, mis à l’épreuve, laminé ou rendu plus
sage » comme tout autant de productions de troubles et de
perturbations durables dans ces espaces lisses et désappropriés.
A cela Alain Brossat précise que l’on ne doit pas se faire coincer
dans un cadre grossier qui enfermerait toutes ces perturbations dans
un seul et même panier des « voix d’en bas » – populaire dans les
années soixante-dix – et qui a été « vite domestiqué aux conditions de
la mise en culture de la mémoire collective »Alain Brossat, op. cit., page 248.
.
Il n’est pas question d’un cadre unique, car il n’est justement pas
possible de coller d’étiquette simpliste à toutes ces prises de parole
et prises d’écriture. Celles-ci revêtent un caractère imprévisible et
in-domptable comme autant de subversions perforant « littéralement le
discours policé et policier des « gardiens » – les politiques, les
académiques, les religieux, etc »Alain Brossat, ibid.
. Ce sont en quelque sorte des gardiens d’un ordre
établi qui en termes de capacité d’expression s’assurent que « les
choses comme les catégories humaines » soient « à leur place ». Nous
faisons face, comme le nomme Brossat, à une « police des récits ».
Violence invisible et subalternité
Tout comme Walter Benjamin à son époqueWalter Benjamin, op. cit.
, Alain Brossat fait le constat que nous aurions « perdu
cette capacité, qui est aussi un pouvoir, de raconter des histoires
qui comptent, lesquelles, non seulement, trouvent une écoute, se
communiquent, mais, surtout, soient susceptibles d’êtres prises en
compte et, à ce titre, de produire des effets de déplacement dans
l’ordre des choses et des conduites »Alain Brossat, op. cit., page 251.
. Cette annihilation de notre capacité – pouvoir – n’est
aucunement liée à une interdiction ou un empêchement, pour Brossat
cela ne relève pas d’une violence qui se rend visible. Il s’agit
plutôt « de faire en sorte que nos paroles s’envolent et se dispersent
[…] en demeurant constamment éloignées de la sphère des décisions et
de l’action publique »Alain Brossat, op. cit., page 252.
. Le tout alimenté par les outils communicationnels
(radio, télé, Internet, le téléphone portable…) qui se comporteraient
« comme des dispositifs destinés à assurer la prolifération à l’infini
de la parole jetable »Alain Brossat, op. cit., page 251.
.
Et donc de déplacer la question « du domaine juridique – est-ce que
nous avons le droit de parler ? – vers le domaine éthique – que valent
nos discours et nos paroles ? ». Derrière cette question c’est donc un
double mouvement qui s’opère, d’une part cela nous incite « à ne plus
nous donner la peine de « donner de la voix » » et d’autre part « de
cultiver les plaisirs de basse intensité du « dire n’importe quoi »,
de la dérision généralisée » (talk-shows, émissions de variétés,
émissions invitant des peoples pour donner leur avis sur
l’actualité…).
Cette violence, bien que non privative, nous pèse car elle se veut «
l’expression de notre situation de subalternité »Alain Brossat, op. cit., page 252.
. Cette violence invisible que nous subissons est,
d’après Brossat, la loi du storytellingSur le storytelling : – Yves Citton, Mythocratie
; Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, 2010
– Vidéo entretien Yves Citton pour médiapart : http://www.yvescitton.net/conferences-en-ligne/
, nous sommes ceux qui subissent l’histoire du présent
et non « ceux qui trament ces récits à leurs conditions propres ».
Brossat nous considère tous comme des subalternes, en réutilisant
l’expression de Gayatri SpivakGayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles
parler ?, traduit de l’anglais par Jérôme Vidal, Éditions
Amsterdam, 2010.
, tout en se gardant bien de mettre cette subalternité
au même niveau que celle dont elle parle qui est « indissociable du
contexte post-colonial et des conditions de répartitions des genres ».
S’il emploie ce terme c’est que nous avons pour état celui « d’une
minorité politique sans cesse reconduite par notre condition de
subalternité dans le langage ». Cet état de fait n’est pas à prendre
au sens général, car nous savons tous parler, mais pour autant « notre
parole publique, nos opinions personnelles et collectives ne pénètrent
pas dans la sphère où s’élabore le gouvernement des vivants ».
Silence et résistance
La plèbe à travers son assignation au silence et « sa supposée
incapacité à entrer dans un espace de communication réglé »Alain Brossat, op. cit., page 253.
se voit ainsi privé de sa participation au commun.
Mais, pour Foucault, c’est à travers ce silence que la plèbe trouve
aussi sa résistance, car la plèbe « c’est l’envers des rapports de
pouvoirs, l’échappée belle hors de ceux-ci, ce qui se détecte sur les
bords litigieux, énigmatiques des pouvoirs et sur l’avers des rapports
de pouvoir ». Or, le gouvernement des vivants, pour reprendre Brossat,
a besoin de contrôler le corps social, les corps, « la conduite des
conduites ». C’est bien là que la plèbe trouve son in-gouvernabilité :
à travers ces échappées que sont l’ensemble « des corps, des
subjectivités, des dispositions, des initiatives, des stratégies, des
espaces hétérotopiques etc ». « Devenir plèbe, ce n’est pas alors tant
devenir un « invisible » social (les discriminations dont souffrent
les Roms trouvent au contraire leur origine dans un phénomène de «
sur-visibilité ») que perdre toute part au « commun », à l’en-commun
»Alain Brossat, op. cit., page 254.
.
In-gouvernabilité et in-conduites
Sur ce qui semble être un « subi » sur lequel nous n’aurions aucune
prise, Brossat nous propose en conclusion une piste d’action en
transformant le « subi » en « agi » en cherchant à « se rendre
ingouvernable – travailler à le devenir ». Avec Foucault et « ses
gestes d’inconduites »Michel Foucault, Sécurité, territoire,
population, cours au Collège de France 1977-78, Gallimard/Seuil,
2004, leçon du 1er mars 1978.
, Brossat nous amène à repenser notre action politique,
qui consisterait moins « à définir les conditions d’une alternative
globale aux conditions présentes et à créer les conditions de
l’apparition de cet « autre monde », qu’à se rendre ingouvernable ».
Dans ce cadre-là, il ne s’agirait pas tant de « témoigner de sa
souffrance, son oppression, son exploitation » pour agir sur le mode
éthique que de plutôt « agir et se conduire de manière à ce que
prennent consistance des énoncés tels que : nous ne voulons pas être
gouvernés par ces gens-là, sur ce mode-là, à ces fins-là, etc ».
Il s’agirait donc de mener de front des actions d’in-conduites – faire
proliférer des conduites ingouvernables – tout en produisant une
multitude dispersée de prises de parole et d’écriture dans le but de
pouvoir remettre à sa place la parole du pouvoir en la faisant chuter
de « son autorité supposée naturelle et [de] sa capacité prescriptive
»Alain Brossat, op. cit., page 255.
.
Commentaires personnels
Ce chapitre ne fait que treize pages mais il se trouve être dense
en ce qui concerne les points de connexion avec mon sujet de recherche
et les apports théoriques sur lesquels je m’appuie. Il vient à la fois
corroborer mes avancées (par exemple sur notre perte de capacité dans
le fait de raconter des histoires) tout en renforçant des parties de
contexte (comme les cadres de prise de parole posés par les
institutions).
Alain Brossat me permet également d’approfondir ma recherche-action à
travers un autre vocabulaire, le sien (devenir-plèbe, subalternité…)
et celui de Michel Foucault (dispositifs…). Vocabulaire que j’ai pu
déjà rencontrer ultérieurement notamment à travers le travail de
Pascal Nicolas-Le Strat (cadres, dispositifs et surtout rapport au
commun) mais que je commence seulement à m’approprier.
Enfin, il m’intéresse de creuser ce qui me semble être la dialectique
de fond de la pensée d’Alain Brossat à ce sujet : retourner à notre
avantage les situations qui (semblent) nous désavantage(r). Que ce
soit du passage d’une condition d’in-capacité à une in-gouvernabilité
et des in-conduites mais aussi dans la manière de regarder nos
conditionnements aux dispositifs, d’engager un déplacement d’analyse :
par exemple en passant « du domaine juridique – est-ce que nous avons
le droit de parler ? – vers le domaine éthique – que valent nos
discours et nos paroles ? ».
Tous les liens Internet ont été visité pour la dernière fois le 26 janvier 2015.