Trace, récit et faire-faire
Au commencement : la trace
Durant toute cette recherche-action j’ai fait mien le terme trace.
Je me le suis approprié afin qu’il devienne partie intégrante de mon
vocabulaire de recherche. Cela part du besoin d’un terme qui tente
d’ouvrir les possibles plutôt que d’enfermer mes propos lorsque je
m’adresse à des personnes. Un terme qui me permette de regrouper les
matériaux sur lesquels je souhaite travailler tout en pouvant être
commun aux personnes avec qui je me suis entretenu. Un terme tout à la
fois explicite tout en n’ayant pas pour effet d’enfermer les possibles
et de laisser à mes interlocuteurs l’espace pour exprimer ce
qu’ils/elles en ont à penser et à direCe travail de recherche s’appuie sur des
traces/récits issus d’expériences collectives. Je ne définis pas ici
ces termes puisque ce n’est pas directement le sujet de ce texte et
que celui-ci s’inscrit dans un travail plus global. Pour une
définition de ces termes, vous pouvez notamment lire Pour une culture
des précédents.
.
Ce que j’entends par trace est très proche de son étymologie : « ce
qui subsiste »http://cnrtl.fr/definition/trace
. Une trace est à voir comme un « vestige que quelqu’un
laisse à un endroit où il est passé » ou encore comme une « marque
laissée par ce qui agit sur quelque chose ». Et je ne vais pas
chercher plus loin pour ce qui est, en tout cas, le point de départ de
cette recherche.
Le terme trace se veut donc exhaustif tant sur la forme du médium
(oral, écrite, photographique, cinématographique…) que sur la forme de
sa production (par celles et ceux qui ont vécu l’expérience, avec un
regard extérieur, écrite d’une main, à plusieurs…).
J’ai donc comme volonté de départ d’aller à la rencontre de marques
laissées par celles et ceux « qui ont agi sur quelque chose ». Mais
pour que je puisse aller à la rencontre de ces « marques », celles-ci
doivent être sous une forme matérielle. C’est en ce sens-là que le
travail de Bernard StieglerBernard Stiegler est un philosophe français qui a
notamment travaillé sur une suite d’ouvrages sur la Technique et
le temps. Et ici, en ce qui concerne les rétentions,c’est le
troisième ouvrage sur : Le temps du cinéma et la question du
mal-être, Paris, Galilée, 2001. J’ai croisé le travail de Bernard
Stiegler à travers celui d’Yves Citton dans son ouvrage :
Mythocratie ; Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions
Amsterdam, 2010. Ouvrage à partir duquel je construis ma grille
d’analyse et ce texte.
sur la mémoire permet de comprendre où ces traces se
situent et de donner une définition de leur consistance.
La trace comme rétention tertiaire
La mémoire pour Bernard Stiegler est composée de trois niveaux de
ce qu’il appelle rétention. Le niveau de rétention primaire est formé
de tout ce que nous percevons à chaque instant ; dans lequel s’opère
un premier filtrage de choses auxquelles nous prêtons attention et
d’autres non; les rétentions secondaires sont ce que la mémoire permet
de retrouver, ce à quoi nous pouvons faire appel après coup ; les
rétentions tertiaires sont, quant à elles, des enregistrements « de
perceptions (et de récits) sur des supports matériels indépendants de
[nous], qui peuvent se maintenir à l’identique et circuler dans le
monde, indépendamment des aléas de [notre] conscience et de [notre]
personne »Yves Citton, op. cit., p. 78.
. Cette rétention tertiaire décuple notre mémoire et
l’accès à des mémoires extérieures à nous.
Au delà de son étymologie, la trace comme je l’entend dans mon travail
de recherche-action est bien cette rétention tertiaire que définit
Bernard Stiegler. La trace, comme la rétention tertiaire, est donc
matérialisée en dehors de nous.
C’est quelque chose que chaque personne rend visible hors de soi, une
production qui ouvre la potentialité d’une lecture par quelqu’un
d’extérieur. Potentialité plus ou moins élevée en fonction du type de
support, de sa capacité de multiplicité, de son accessibilité (d’un
morceau de papier au fin fond d’un coffre-fort dont seul le
propriétaire connaît le lieu et le code à une page publiée sur
l’Internet et recensée par les moteurs de recherche).
Cette définition d’une trace comme rétention tertiaire apporte
également la question de la matérialité. Le passage des rétentions
primaires et secondaires à une rétention tertiaire entraîne donc un
passage de l’immatériel au matériel. La trace prend forme d’un point
de vue physique dans l’espace.
D’un point de vue documentaliste, un support est « la fixation d’une
trace »http://www.cndp.fr/savoirscdi/chercher/dictionnaire-des-concepts-info-documentaires/s/support.html
. La trace se matérialise à l’aide de moyens techniques
au travers de trois types supports : de transmission (câble, antenne
et satellite), de communication (imprimé, analogique et numérique) et
de conservation (supports vierges : cahier, cd, dvd, disque dur…). Ce
qui prend forme pour nous à travers des supports dits documentaires :
un livre, un périodique, un site Internet, une image, un
enregistrement audio…
Poser la trace comme rétention tertiaire permet donc de donner une
première définition et classification des traces en général à travers
sa matérialité (extérieure à nous et dans ses formes numériques et/ou
physiques). Dans le but de la recherche il est nécessaire d’obtenir
une classification plus précise pour pouvoir distinguer les
différentes traces étudiées.
Typologies des histoires de vies collectives
Dans l’idée de classer ces traces les unes par rapport aux autres
dans le but de les étudier, je me suis appuyé sur un travail mené par
Jean-Louis Le Grand, maître de conférence en Sciences de l’éducation à
Paris 8. Il s’agit d’une typologie issue d’un ouvrage intitulé
Histoires de vie collectives et éducation populaireJean-louis Le Grand et Marie Jo Coulon (dir.),
Histoires de vie collective et éducation populaire ; Les
entretiens de Passay, Collection Histoire de vie et formation,
Éditions L’Harmattan, 2003.
. Sous la direction de Jean-Louis Le Grand et Marie Jo
Coulon, des éducateurs/éducatrices populaires et chercheurs tentent de
tracer les lignes des histoires de vie collective à travers des
pratiques de terrain et des théories issues du milieu de l’éducation
populaire et du courant des histoires et récits de vie. Ce courant,
fortement marqué par les travaux de Gaston PineauGastion Pineau, Produire sa vie : autoformation
et autobiographie, Montréal, Albert St-Martin/ Paris, 1983.
, porte les histoires de vie dans un contexte de
formation et d’autoformation pour adulte avec pour processus un
travail autobiographique. C’est à partir de ces travaux et théories
que J-L Le Grand tente un déplacement de l’individu vers le collectif
pour poser les bases des histoires de vie collective. De ce travail
entrepris dans les années 2000, J-L Le Grand en a tiré une typologie
qui se compose de de six entrées (voir tableau en annexe).
Pour me constituer une typologie des traces que j’ai étudiées, j’ai
gardé les six entrées en faisant le choix de changer les intitulés de
certaines d’entre-elles afin de coller au mieux à mon contexte et pour
garder une cohérence de vocabulaire dans ce travail de recherche (j’ai
préféré le mot collectif que j’utilise et définis dans mon travail au
terme « collectivité » ; il en va de même pour le mot « produit » que
j’ai remplacé par forme). A l’inverse, je me suis approprié le mot
artisanA la seule différence que je l’ai par contre féminisé
comme la totalité de ce travail. https://fr.wiktionary.org/wiki/artisan
. Je n’avais, jusqu’ici, pas de termes, j’utilisais
seulement l’expression « celles et ceux qui en sont à l’origine » pour
ne pas utiliser le terme restrictif d’auteur.e. J’utilise donc, comme
J-L Le Grand, le terme Artisan.e, celles et ceux qui sont « l’origine
de quelque chose ».
Typologie de Jean-Louis Le Grand
Collectivité
Produit
Artisan(s)
Temporalité
Types de travail
Diffusion audience
Typologie de la recherche-action
Collectif
Forme
Artisan.e.s
Temporalités
Types de travail
Diffusion/audience
Choix de recherche : des traces « publiques »
Pour ce travail, j’ai choisi dix traces qui représentent une bonne
partie de la diversité des combinaisons possibles à partir de la
typologie mise en place précédemment. Elles ont pour point commun la
sixième entrée de la typologie c’est-à-dire la question de la «
diffusion et de l’audience ». L’audience est plus ou moins grande,
pour chacune d’entre elles, tant par les modes de diffusion
(librairie, radio nationale, quelques points de vente…) que par
l’échelle de territoire (confidentiel, réseau affinitaire, local,
national, international). Mais la valeur commune se trouve dans le
fait que, dans tous les cas, la diffusion a dépassé le cadre du
collectif en lui-même. Les traces ont à chaque fois eu une destination
plus large que le groupe de départ, elles possèdent une visibilité
extérieure.
Les personnes artisanes de ces traces, dans l’acte de production d’une
rétention tertiaire, y ont mis une intention particulière qui porte
ces traces vers une visibilité extérieure ; au-delà des frontières de
celles et ceux qui ont produit la trace et de celles et ceux qui ont
vécu ce qu’elle rapporte.
C’est d’ailleurs pour cela, parce qu’elles ont dépassé le champ du
confidentiel, que j’ai été en capacité de les connaître et donc de les
choisir.
Visibilité extérieure : un acte narratif
La sixième entrée « diffusion/audience » de cette typologie sépare
les traces en deux catégories possibles : celles n’ayant aucune
visibilité extérieure, une diffusion strictement confidentielle ne
dépassant pas les membres du collectif, de celles ayant une diffusion
qui dépasse le territoire collectif.
Cette séparation vient distinguer deux types de traces d’un point de
narratif. Les traces ayant une diffusion plus large peuvent avoir pour
destinataire potentiel une personne extérieure au collectif et donc au
commun (théorique, historique et pratique) qui le compose. Ce qui veut
dire que la production de ces traces en question ne peut faire
l’économie d’un travail narratif pour le rendre accessible. Yves
Citton, dans son ouvrage Mythocratie, évoque le travail narratif comme
l’acte de donner sens aux événements que nous vivons, que ce soit pour
soi-même comme pour les autres. Pour un collectif, donner à voir ses
traces à d’autres passe donc par une mise en récit. Yves Citton
définit le récit comme « un discours qui raconte une histoire », et il
rajoute « qu’une histoire se définit minimalement comme une
transformation d’états affectants le rapport d’un certain sujet avec
un certain objet (pas forcément matériel) »Yves Citton, op. cit., p. 70.
.
Je suis donc parti de la forme trace pour m’ouvrir un champ le plus
vaste possible de production issues d’expériences collectivesA ce sujet, se référer à la note de bas de page
numéro 1.
. De par mon souhait d’être extérieur aux collectifs
choisis pour cette recherche, j’ai eu accès à des traces qui me
concernées en tant que potentiel destinataire (lecteur, spectateur,
auditeur…). Comme on l’a vu avec Yves Citton, pour que cette trace me
soit lisible dans son contenu, le processus de production a dû passer
par un acte narratif qui fait donc de ces dix traces dix récits.
Un exemple qui peut illustrer ce déplacement est l’expérien qui nous
ont semblé aborder les grands questionnements qui ont traversé le lieu
: le rapport à l’argent, le rapport àce collective d’un bar-resto en
coopérative à laquelle j’ai participé. C’était à Rennes, notre
expérience a duré de 2008 à 2012. A la fin de notre aventure, nous
avons souhaité nous revoir, le temps d’un week-end, pour faire un
bilan de nos expériences individuelles et collectives. Quinze
personnes ont répondu présent sur les dix-neuf y ayant participé en
quatre ans. Les deux jours étaient organisés autour de temps
d’ateliers en petits groupes et de temps de restitution/plénière en
grand groupe. Nous avions choisi des thématiques l’alcool, les prises
de décisions… Tous ces ateliers furent enregistrés, les papiers et
dessins produits collectés et nous décidâmes en fin de week-end de
constituer un petit groupe de six motivé.e.s pour donner une forme
écrite à tous ces matériaux. Le travail, bon an mal an, a avancé au
rythme de nos rencontres, nous nous sommes revus à plusieurs pour
écouter les enregistrements audio et en tirer des comptes-rendus ;
puis, nous avons commencé à tirer des fils de thématiques pour
produire un plan de ce qui pourrait devenir une brochure. Cela va
maintenant faire plus d’un an que le chantier est arrêté à la phase de
mise en récit de nos matériaux. Notre matière reste (pour l’instant en
tout cas) sous la forme de traces, riches pour ce qu’elles nous
apportent et ce qu’elle sont produites – de sens, de bilans, de liens…
– pour le collectif et chacun.e de nous. Mais cette matière-là n’a pas
passé l’étape de mise en récit, cette étape qui aurait transformé ces
matériaux en histoire et qui aurait opéré le déplacement de la trace
au récit.
On remarque, à travers cet exemple que, bien sûr tout cela n’est pas
tout à fait aussi binaire, qu’un entre-deux poreux existe et que ce
déplacement par l’acte narratif n’est pas non plus un acte de
traduction comme on peut l’entendre d’un point de vue linguistique.
Ces traces que nous avons produites au sein de notre collectif sont
tout à fait lisibles par des personnes extérieures, mais la
compréhension dans sa totalité ne pourra se faire que par une mise en
narration (la description du décor, la mise en contexte, la
temporalité, les personnes/personnages, au moins un point de vuePour reprendre la définition du récit faite par Yves
Citton, avec notamment le fait que « toute histoire comporte au moins
un personnage principal et présente le monde narratif à partir d’un
certain (nombre de) point(s) de vue. » Ibid, p. 71.
…).
Cette expérience – la tentative d’une mise en récit de traces d’une
expérience collective – permet en tout cas de compléter les dix récits
analysés avec une expérience singulière (peut-être temporairement) en
suspend. Le fait d’avoir été acteur/artisan de celle-ci me permet
d’apporter un autre éclairage à cette recherche à travers un matériau
complémentaire et resté à l’état de trace.
Ce déplacement épistémologique et conceptuel – de la trace au récit –
des matériaux permet de poursuivre leur analyse à travers la pensée
d’Yves Citton et la finalité raccrochée au récit.
Des récits orientés vers un « faire-faire »
Pour Yves Citton, « nul ne raconte jamais une histoire sans
inscrire son acte de narration dans une certaine finalité »Yves Citton, op. cit., p. 87.
. Que cela soit dans un but immédiat (« divertir,
informer, faire rire, inquiéter, rassurer ») ou alors à plus long
termes (« briller en société, charmer, se faire aimer, gagner de
l’argent »…). L’acte de raconter une histoire est « toujours un acte
réel, orienté vers certains objectifs qui le motivent et le
conditionnent »Yves Citton, ibid.
. Tout récit qui nous parvient est donc forcément
orienté par un faire-faire : « faire-rire, faire-pleurer, faire-peur,
faire-dire, faire-acheter, faire-s’indigner, faire-s’engager,
faire-voter »…
Le guide d’entretien que j’ai mis en place tourne autour de trois
grandes questions : comment les artisan.e.s de ces récits
ont-ils/elles fait pour les produire ? A qui s’adressent-ils ? Et que
voient-ils/elles dans cet acte de transmission ? (voir schéma
ci-contre).
Ces trois questions tournent autour d’un point central : les
intentions. Ce sont les intentions qui précèdent et construisent
l’acte narratif. Ce sont elles qui provoquent le passage de la trace
au récit.
Cette notion de faire-faire, apportée par Yves Citton, se rapporte aux
intentions des narrateurs et narratrices (artisans et artisanes) me
concerne également en tant que chercheur-acteur questionnant ses
intentions de chercheur en ce qu’elles auraient de commun avec les
intentions de l’artisan dans le processus d’un acte narratif
inabouti.
Comme vu précédemment, le passage de la trace au récit passe par
l’acte narratif avec pour intention de donner du sens. La
transmission, comme le fait de donner du sens au vécu, s’adresse
autant à soi qu’aux autres. Cet acte de transmission répond lui à une
intention de se rendre en capacité de reconfigurer et ré-enchaîner nos
vécus. « La puissance propre de l’humain (et le pivot de notre
émancipation) est ainsi localisée dans notre faculté de ré-enchainer
différemment les images, les pensées, les affects, les désirs et les
croyances que nous associons dans notre esprit, les phrases qui
sortent de notre bouche, les mouvements qui émanent de notre corps.
»Yves Citton, op. cit., p. 75.
A travers l’acte de (se) transmettre nos récits, de les
multiplier et de (se) les partager, nous alimentons directement notre
puissance à agirA ce sujet lire mon texte La
circulation de récits comme puissance d’agir et
contre-pouvoir.
. « Je me mets en position de conduire moi-même mes
conduites en édictant pour moi-même des principes qui s’efforceront de
canaliser mes désirs, mes croyances et mes comportements à venir
(principes forcément inspirés par ces ressources communes que sont les
livres, les exemples et les histoires des sages du passé). »Yves Citton, op. cit., p. 76.
Les récits s’adressent donc tout autant à ceux et celles qui en sont
les artisan.e.s qu’à des personnes extérieures (double destination).
Derrière la démarche de raconter des vécus, les intentions sont, elles
aussi, double : à travers l’acte de narration (donner du sens) et à
travers l’acte de transmission (reconfigurer et ré-enchaîner les
récits pour une montée en puissance de nos capacités à agir).
Annexe – Typologies des histoires de vies collectives
Jean-louis Le Grand et Marie Jo Coulon (dir.), Histoires de vie collective et éducation populaire ; Les entretiens de Passay, pp. 138-139. AJOUTER LIEN