Notes de lecture - Maxime Decout - Faire trace. Les écritures de la Shoah
Maxime Decout - Faire trace. Les écritures de la
Shoah
Éditions corti, 2023, 250 pages.
Ce texte m’a profondément marqué et il fait partie, pour cela, des
rares livres qui m’accompagnent quotidiennement. Au-delà de l’intérêt
pour mon travail de recherche (travailler dans la complexité la
dichotomie document-factualité et œuvre-fiction), il a initié en moi
une réflexion sur mes propres antériorités familiales, comme celles de
mes engagements.
La lecture de ce livre a littéralement réveillé en moi des souvenirs
jusque-là remisés au second plan de mon histoire de vie. Je pense en
particulier au projet que nous avons réalisé lors de mon année de
troisième au collège dans le cadre du Concours nationale de la
résistance et de la déportation. Mais aussi au voyage scolaire en
Allemagne que nous avons fait pendant quinze jours, les lieux visités
et les personnes rencontrées. Cette année de collège et ces projets
scolaires ont été porté par notre professeure d’Histoire-géographie
avec qui j’ai entamé une correspondance et que j’ai tenu à remercier
pour l’impact que son travail à eu sur mon parcours.
J’ai entrepris l’écriture d’une fiche de lecture qui mène une enquête
sur cette année de troisième et mes travaux de recherche actuels. Ce
texte est en attente. Et d’ici à ce qu’il aboutisse, en voici
ci-dessous l’introduction.
Vous retrouvez à la fin, comme à chaque fois, une sélection de
citations qui m’ont intéressées.
Il y a des livres, peu d’après ma propre expérience, qui vous
attire avec un mot et vous retourne avec tous les autres. Le livre de
Maxime Decout fait partie de la courte liste des livres qui font dates
dans mon parcours. Je vais donc ici cheminer avec lui tout en laissant
son propos cheminer en moi. Attiré par son titre, Faire
trace, sa lecture a eu un effet inattendu : celui de me rappeler
un épisode de ma jeunesse bien archivé et qui, remis en lumière,
éclaire d’une manière singulière mon parcours et le travail de
recherche que je mène. Je tente ici une forme hybride entre fiche de
lecture, autobiographie et base de travail pour mes travaux à
venir.
Avant cela nous pouvons peut-être approfondir par une entrée en
matière à l’ouvrage de Maxime Decout en nous arrêtant simplement sur
le sous-titre : Les écritures de la Shoah. Cette précision,
et non des moindres, pour le ou la lecteur·ice en devenir de l’ouvrage
inscrit tout de suite la question de la trace dans une histoire
engageante qui relève d’une complexité, déroulée par l’auteur et dont
nous allons parler : un pan de notre mémoire collective à la fois
présente et absente. Présente, car indépendamment de notre volonté,
cette histoire fait partie de nous, que nous soyons ou non directement
concerné·es (par notre histoire familiale). Dans tous les cas, cet
épisode de notre passé nous est transmis (d’une certaine mesure, de
bien des façons différentes) dans un parcours scolaire qui concerne la
quasi-totalité des enfants nés depuis 80 ans. Absente, parce qu’elle
fait partie de cette mémoire qui nous compose à l’échelle individuelle
mais à laquelle nous ne pensons pas quotidiennement. Mais aussi parce
que tout dépend, là encore, de ce qui nous a été transmis et de la
manière dont cela a été fait. Présente et absente parce qu’à l’échelle
collective cette histoire est « parlée » par les gouvernements, les
médias, les espaces culturels et artistiques. Elle peut ainsi faire
« simplement » partie d’une toile de fond de nos vies comme d’un sujet
dont nous décidons de nous saisir, de faire nôtre et de travailler.
Comme beaucoup d’autres sujets bien entendu et en même temps jamais
tout à fait.
De tout cela il y a peut-être à tirer un fil commun dans le sens où il
n’y a rien d’évident à parler de la Shoah. À commencer par le fait,
au-delà de la simple capacité d’y arriver pour celles et ceux
directement concerné·es, de pouvoir le faire quand on ne l’est pas.
Comme l’évoque très bien Maxime Decout, cela part d’une
contradiction : nous devons savoir pour éviter que cela ne se
reproduise, mais nous ne pourrons jamais vraiment savoir ce que cela a
vraiment été. Nous ne pouvons vraiment savoir d’une part parce que
nous ne l’avons pas vécu, parce que celles et ceux qui l’ont vécu
n’ont pas tous survécu pour pouvoir en parler, qu’y avoir survécu ne
veut pas dire pouvoir le partager et enfin que les nazis ont tout fait
pour qu’il ne reste aucune trace des juifs comme de leur
génocide.
En ce qui me concerne, je vis pleinement cette contradiction et ce à
deux niveaux. D’une part, dans le simple fait, comme évoqué, de ne pas
me sentir légitime à « parler sur » une histoire qui porte un poids
historique et mémoriel fort et qui ne concerne pas, de ce que j’en
sais, ma famille. D’autre part, par le désir qui m’anime et qui me
fait me saisir de l’histoire de la Shoah et de l’analyse que porte
Maxime Decout sur le travail de trace pour « parler depuis » et tirer
les enjeux qui en découle (trace, mémoire, devoir, savoir, vivre,
témoigner, enquêter, etc.) dans un tout autre contexte.
Extraits de l’ouvrage :
Méditer sur les formes de l’écriture contraint d’abord à s’interroger sur sa possibilité en regard de l’affaiblissement des facultés pour comprendre et imaginer, ainsi que des capacités à représenter les choses.
« Ne pas savoir, ne pas comprendre, même lorsqu’on sait, parce qu’une porte reste fermée en vous […]. C’est l’immense drame de cette époque. Personne ne sait rien des gens qui souffrent. » Hélène Bert, Journal. 1942-1944, Paris, Seuil, « Points », 2009 [2008], p. 292.
Se demander comment parler depuis la mort et au milieu des morts implique en effet de se demander à qui parler. Cette écriture, empêchée et solitaire, trouve son mouvement dans l’idée même d’un lecteur potentiel. Un pareil souhait pourrait rester muet ; le témoin pourrait rêver d’un lecteur sans l’avouer. On constate au contraire que ce désir s’affiche et qu’il prend corps en façonnant la figure d’un lecteur possible, d’un lecteur modèle, espéré et même appelé.
Ce lecteur se verrait en quelque sorte puni par la lecture elle-même, en étant métamorphosé à son corps défendant en un instrument de la survivance.
Mais on peut dépister, derrière cette stratégie, d’autres enjeux. Car ces destinataires confèrent une portée plus intimiste à l’écriture objective de Ringelblum. Ils jouent le rôle d’appels à l’attention envers l’autre, d’embrayeurs pour la curiosité. Ils installent le diariste dans une situation de communication, fût-elle imaginaire, qui anticipe la venue du lecteur que nous sommes.
Ils matérialisent non l’historien du futur, mais le lecteur du futur et ils lui font une place dans le texte. Celui-ci devient une sorte de confident comme si la parole solitaire de Ringelblum était déjà transmise, comme si elle préparait sa survivance.
Le document se définit plus exactement par l’usage qui pourra en être fait.
Il n’existe qu’à partir du moment où l’on présume qu’il pourra servir à quelque chose, qu’il s’agisse par exemple d’une démarche historienne ou judiciaire. Il est par essence incomplet puisqu’il se conçoit pour autre chose que lui-même. Aussi est-il une amorce, un appel, ce qui n’existe pas tout seul mais que complète un ensemble de discours, souvent interprétatifs. Il est un objet « circonstanciel ». C’est pourquoi il est si délicat d’envisager une œuvre-document, dans la mesure où la littérature est un système de significations quand le document est en attente de son interprétation. Les dynamiques complexes de ce voisinage gagneront dès lors à être décrites à l’aide de ce que je propose d’appeler un devenir-document des œuvres, c’est-à-dire non un état stable qui en fait des documents à part entière, mais un mouvement, sans aboutissement, vers le statut de document.
Notons, d’abord, ceci : le mal d’archive découle d’une disproportion fondamentale dans notre connaissance des événements. Il existe en effet un déficit d’archives du côté des victimes, dont la principale possibilité est le témoignage, alors que les documents abondent du côté des bourreaux.
Ce déséquilibre est au cœur de la dynamique d’écriture et de pensée sur l’extermination, depuis les premiers témoins jusqu’à l’époque actuelle.
Sur ce chapitre, Ruth Klüger, déportée en 1942 à l’âge de onze ans à Theresienstadt puis en 1944 à Auschwitz, dresse un état des lieux particulièrement négatif dans Refus de témoigner. Face à la manie de collecter des témoignages, elle observe que les rescapés ne sont « plus que des documents, des documents vivants que d’autres doivent lire et commenter. » Si la parole du témoin vire au document, c’est qu’on lui assigne des finalités extérieures. Elle n’existe plus pour elle-même mais selon ce que ses lecteurs et auditeurs en feront. Elle est destinée à informer et à poser des faits. D’où le sentiment qu’« on n’est pas témoin, mais matière première ». Du « document vivant » à « la matière première », le témoin est instrumentalisé. À telle enseigne que ce n’est pas seulement le témoignage qui est entraîné dans l’orbite du document : c’est le témoin lui-même. Ce dernier ne serait plus une personne à part entière, dotée d’une individualité propre : il devient le transmetteur de renseignements qui prendront sens en dehors de lui. La conclusion de Ruth Klüger est sans appel : « Il apparaît alors une autre manière d’écouter coïncidant parfaitement avec son contraire, ne pas vouloir écouter. » La parole du témoin ne pourrait plus être entendue quand elle est happée par l’aura presque magique du document.
Dès 1959, l’histoire fictive narrée par André Schwarz-Bart dans Le Dernier des Justes déclenche une des plus vives querelles sur le sujet, le romancier étant accusé de déformer l’Histoire. La crainte qu’on décèle derrière une telle attitude est que les romans ne s’en prennent aux traces et à l’archive en les fictionnalisant, qu’ils n’en dénaturent le caractère réel, authentique, et peut-être sacré. Le problème le plus ostensible dans cette affaire concerne donc l’opposition entre l’artifice de la fiction et l’authenticité du témoignage.
Tout se passe comme si ces témoignages risquaient de perdre leur capacité à informer et à expliquer si on les laissait rejoindre complètement le statut d’œuvres littéraires. Le problème qui se pose est celui d’une incapacité à les lire à la fois comme documents et comme œuvres, et surtout à vouloir impérativement surmonter cette ambiguïté pourtant constitutive.
Mais le devenir-document ne se borne pas à se plier à une demande extérieure. Il tient aussi de l’intellect et des affects. Il remue l’être au plus profond de lui-même et se vit chevillé au corps. Il est issu de la façon dont les faits ont été éprouvés et se comprend en regard d’un document pensé en tant que réalité vécue. Dans la conception élargie du document que prône Chalamov, « tout récit est un document » à partir du moment où il est fondé sur des faits véritables et une expérience. Ce modèle exerce ainsi une demande intérieure qui en fait un principe supérieur pour l’écriture chez celui qui affirme : « Ma prose est celle d’un document ; elle est le prix de la souffrance, en document. » La souffrance en document : c’est cette part éminemment personnelle de l’homme qui ne pourrait exister dans l’œuvre que si elle est archivée à la manière d’un document. Il ne s’agirait donc pas uniquement de répondre à un appel extérieur mais de prolonger une demande intérieure, de l’accompagner, de la faire durer pour la convertir en œuvre. Car il n’est pas seulement question d’écrire en imitant les formes du document mais de vivre sa propre existence, jusque dans ses douleurs, comme un document à transmettre et à métaboliser en texte.
*Varlam Chalamov, Tout ou rien, trad. C. Loré, Lagrasse, Verdier, 1993, p.32 et 43.
Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, le fait à lui seul ne suffit pas : quoi qu’on fasse, la représentation des faits n’est pas l’équivalent des faits et ne donne pas directement accès à eux. L’archivage ne comporte pas en lui-même sa propre fin. Il est nécessairement incomplet ; il est un appel vers autre chose : un appel à l’interprétation. C’est que, nous l’avons dit, le mal d’archive est aussi mal du savoir. Mais ces maux ne débouchent pas sur un édifice intellectuel parfaitement maîtrisé. Ils donnent plutôt leur élan à une série de tâtonnements pour penser, connaître et comprendre. Ils sont à l’origine non d’un savoir, mais de ce que je nommerai un essayer-savoir, c’est-à-dire un effort tendu vers un savoir à trouver et à construire, dans lequel la pensée ne se présente pas comme un état fixe mais est en train de s’élaborer et de se questionner. Elle s’expérimente et s’éprouve plus qu’elle n’est promulguée. Elle tient du la-beur, avec ses difficultés et ses échecs. Comme on le verra, le geste d’essayer-savoir a influencé les formes et les moyens des œuvres qui se sont insurgées contre la destitution des faits et de la factualité.
Cette notion fait référence à celle d’« essayer voir » mobilisée par Georges Didi-Huberman, qui l’emprunte à Beckett et la développe au Sujet de la Shoah dans Essayer voir (Paris, Minuit, 2014). Catherine Coquio évoque de son côté un vouloir savoir et un vouloir comprendre « engendrés par le mal de vérité et qui relèvent d’une forme d’utopie » (Le Mal de vérité, op. cit., p.22).
Mais dans certains cas, il peut s’avérer utile, comme nous le verrons, de distinguer l’essayer-savoir en tant qu’activité volontaire du sujet et le travail du savoir en tant que processus qui agit sur lui, et parfois malgré lui.
Maurice Blanchot, quant à lui, s’interroge : « comment, en effet, accepter de ne pas connaître ? Nous lisons les livres sur Auschwitz. Le vœu de tous, là-bas, le dernier vœu : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez ». L’impératif serait d’essayer-savoir tout en gardant à l’esprit que ce savoir est un savoir incomplet, voire impossible : le savoir travaillerait de l’intérieur, jusqu’à l’obsession, malgré ses échecs, ou même en raison de ceux-ci. Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 2011[1980], p. 131. Elie Wiesel a plusieurs fois indiqué lui aussi que seuls les rescapés pouvaient véritablement savoir et cite d’ailleurs la phrase de Blanchot dans Le Temps des déracinés (Paris, Seuil, « Points », 2004 [2003], p.32).
C’est pourquoi ces textes combinent, selon des dosages variés, leur témoignage avec une logique qui est proche de celle de l’essai, réhabilitant ainsi l’être humain dans la part qu’on a tenté de fracasser en lui et qui fonde son humanité : sa pensée. Véritables transfuges de genres, ces « récits-essais » font trembler les catégories reconnues. Avec eux, l’essai est aussi à prendre au sens étymologique du mot, celui qui provient du verbe essayer et qu’on trouve par exemple chez Montaigne. Dans ces textes, c’est le savoir qui est à l’essai : il s’expérimente, il avance en se questionnant, il se met à l’épreuve. Il est un essayer-savoir autant qu’un travail du savoir. Il importe dès lors de bien voir que ce savoir n’a pas de réelle unité mais qu’il revêt des formes multiples. Il se caractérise par le voisinage houleux et le télescopage permanent de trois états : un savoir absent, un savoir en voie de formation et un savoir entièrement constitué. Distinguer ces états permet de cerner comment leurs interactions sont au fondement de l’essayer-savoir et du travail du savoir.
Catherine Coquio, La littérature en suspens, op. cit., p.74.
Une vingtaine d’années après Rousset, Charlotte Delbo a par exemple décrété qu’Auschwitz est une « connaissance inutile », expression qui titre le deuxième volume de sa trilogie Auschwitz et après. Et cela, en désaccord avec le travail de documentation qu’elle avait réalisé dans Le Convoi du 24 janvier dix ans plus tôt.
Une connaissance inutile : il faut y revenir encore et encore. Car il y a là quelque chose d’à la fois lumineux et obscur, d’absolument crucial et dont on n’a pas fini de mesurer les implications. Cette formule demande qu’on la lise et qu’on la relise, qu’on la déplie et qu’on en fasse jouer tous les sens, sans reculer devant ses éventuelles contradictions. Elle nous invite d’abord à penser l’événement à partir d’un questionnement qu’on peut situer à trois niveaux : la possibilité et la nature d’une connaissance ; la possibilité de transmettre cette connaissance ; l’intérêt d’une telle connaissance pour soi et pour les autres. Formulons donc, pour tenter d’aborder cette expression abyssale, une première interrogation : comment penser cette connaissance si elle est inutile ?
Les œuvres qui postulent l’inutilité du savoir ne nous disent donc pas qu’il ne faut pas essayer-savoir. Ce qu’elles nous disent est qu’une fois passée du côté des survivants, la question de la connaissance et de son inutilité se métamorphose du tout au tout. Si cette connaissance est inutile, c’est d’abord parce qu’elle serait intransmissible, inaudible, voire incompréhensible pour les autres. Mais C’est aussi parce qu’elle n’a rien d’assuré, qu’elle ne répare rien et n’apporte aucun apaisement. Il convient alors de noter le paradoxe dans lequel la connaissance inutile place le témoin : si ce dernier proclame que cette connaissance est vaine, il n’affirme pas qu’elle n’est pas nécessaire. Là se tient le nœud de ce savoir : il est impératif malgré son inutilité et même en raison de son inutilité. Car c’est bien le pari que font certaines œuvres : au lieu de faire de la littérature ce qui combat l’inutilité du savoir, l’écriture pourrait être ce qui dit cette inutilité et pense la connaissance depuis sa mise en échec. Elle témoigne ainsi du fait que l’extermination a rendu le savoir vain et a plongé le rescapé dans un travail du savoir sans fin.
C’est ainsi que le texte fait fonctionner à plein régime le savoir du lecteur pour le confronter à celui du narrateur. Être sans destin repose sur un décalage problématique dans l’ordre du savoir : nous qui n’avons pas vécu les événements, mesurons pleinement ce qui se passe et en savons plus que le déporté. On ne peut imaginer situation plus dérangeante, voire révoltante. Car c’est dans cette conscience des camps qui n’est pas partagée entre le lecteur et le narrateur, dans ce savoir que nous possédons sans y avoir droit, que se tient une part du tragique, nous qui avons envie d’aider le protagoniste à ouvrir les yeux mais qui ne le pouvons pas. Ce déséquilibre laisse entendre que notre savoir sur les camps n’est jamais entièrement légitime parce qu’il ne procède pas d’une expérience directe, tout en nous faisant pressentir que le savoir du déporté lui-même n’est jamais ni complet ni maîtrisé. Plus exactement : qu’il n’y a pas de savoir plein et entier pour les camps parce que les camps, dans leur présent, l’interdisent.
De sorte que faire la lumière sur les faits, avoir connaissance des événements, est indissociable de l’espoir de faire connaissance avec les disparus. C’est bien une rencontre qui se rêve dans et par l’enquête, même si elle demeure indirecte, incomplète, médiatisée et toujours fantasmatique.
Avoir connaissance et faire connaissance : c’est entre ces deux bornes que l’essayer-savoir de l’enquête se déploie.
Car toute invention fictionnelle risque d’amoindrir la réalité des faits et de donner l’impression d’une totalité qui masquerait la manière dont le génocide a été conçu comme élimination radicale des traces.
Aussi est-ce bien le deuil d’une certaine conception du récit qui s’écrit parallèlement à la récolte du savoir. Car, afin d’aller au plus près des disparus, il est nécessaire de se passer du romanesque, avec son architecture narrative, ses péripéties et ses rebondissements. La conséquence en est que l’écriture, sous la diversité de ses formes, est avant tout une écriture de la vigilance, qui s’applique à distinguer minutieusement ce qui relève des faits avérés et ce qui relève des suppositions ou de l’invention. Ce scrupule nimbe l’enquête et nous signale à quel point il s’agit d’écrire à la lumière de la destruction sans précédent des faits et de la factualité.
Si l’enquête documentaire autorise, malgré ses limites, à avoir connaissance de Dora, l’enquête littéraire est ce qui tente de faire sa connaissance par-delà le temps et l’absence.
Entre avoir connaissance et faire connaissance, c’est donc bien l’essayer-savoir qui s’interroge dans les plis et les replis de l’enquête, au gré de ses avancées, de ses doutes et de ses impasses. C’est pourquoi le lecteur se trouve face à un savoir non pas objectif, absolu et général, mais face à un savoir élaboré par une personne, au prix d’efforts et de travail, un savoir qui est nécessairement situé, qui ne prend tout son sens qu’en rapport avec celui qui a œuvré à son édification. Cela signifie, concrètement, que tout questionnement sur cet essayer-savoir doit être mené à la confluence de trois éléments dont les interactions sont multiples et le plus souvent indémêlables : les méthodes choisies par un individu singulier, la nature du savoir obtenu mais aussi les effets que ce savoir engendre sur celui qui l’a façonné. Car on ne peut en faire l’impasse : ce savoir affecte l’enquêteur.
Et cela, d’une tout autre manière que les connaissances auxquelles il peut avoir accès dans les livres d’histoire. Ce savoir l’affecte d’abord parce que, c’est l’évidence même, il touche directement à sa famille. Mais il l’affecte aussi parce que, sans lui, ce savoir n’aurait pas été. D’une manière ou d’une autre, l’enquêteur est à la fois l’origine et le garant d’un savoir qui l’implique.
Face à un savoir parcellaire et qui n’a rien de thérapeutique, face aux séductions de la fiction totalisante et au discours trop général de l’historiographie, l’enquêteur est donc contraint d’apprendre à cultiver une autre relation non seulement avec la connaissance mais aussi avec la narration.
« Sauver mes parents des généralités, des symboles, des abréviations, pour leur rendre leur particularité et leur caractère distinctif » : l’initiative de Daniel Mendelsohn et des enquêteurs contemporains doit nous interpeller. Car elle nous met en garde contre la dimension globale de notre mémoire et de notre conscience de la Shoah. Elle nous rappelle comment quelques images figées et fortes y président, comment certains films à grand public, dont La Liste de Schindler, accaparent l’attention, comment certains lieux désindividualisent les événements en les commémorant. Des camps nous connaissons en effet fort bien ceci : les barbelés, le portail d’Auschwitz, la rampe de Birkenau. Nous avons en tête les images insoutenables des charniers. Nous avons sous les yeux ce bulldozer montré au procès de Nuremberg et qui traverse l’écran dans Nuit et Brouillard pour dégager une masse de corps. Mais nous ne savons pas toujours que cette séquence a été filmée au moment de la libération du camp de Bergen-Belsen. Nous ne savons rien des personnes que la machine enterre sans cérémonie. Nous posons-nous seulement la question de qui ils étaient ? Nous demandons-nous seulement quels furent leurs noms ?
Daniel Mendelsohn, Les Disparus, « J’ai lu », 2010, p.205.
Les deux voies de l’effacement que le chercheur de traces de Kertész découvrait sont à la manœuvre : « Varsovie : traces du rien, du disparu, de l’effacé. Cracovie : ostentation des signes juifs omniprésents à finalité commerciale. Le déficit et l’excès – deux modalités convergentes de l’absence ».
Henry Raczymow, Dix jours « polonais », Paris, Gallimard, 2007, p. 101.
L’injonction morale qu’est le devoir de mémoire, une fois mise en spectacle et disponible sans peine, court le risque de remplacer tout autre rapport au génocide, et surtout tout rapport plus exigeant. Il est plus simple de jouer sur l’émotion facile que de laisser le savoir travailler et de s’appliquer à essayer-savoir.
Car les efforts actuels pour rendre la mémoire interactive ont plutôt tendance à la gadgétiser. Ils servent trop souvent d’ersatz à un effort de mémoire et à un essayer-savoir. Ces modifications, qui s’adaptent aux besoins et habitudes du public, font courir un risque d’altération de la manière dont le témoignage est reçu. Ces nouveaux médias ont du reste beaucoup à nous apprendre quant à la transformation de notre rapport à la mémoire et au témoignage, et, par ricochet, quant au rôle que la littérature et les arts ont à y jouer.
Aussi l’écriture sur et après la Shoah demeure-t-elle plus que jamais essentielle dans une civilisation qui doit continuer à essayer-savoir si elle veut avoir conscience de ce qu’elle-même a permis et de ce vers quoi elle peut ou doit tendre.
« Suis-je le dernier poète d’Europe ? » : la réponse à la question de Sutzkever ne fut donc pas celle qu’espéraient les nazis. Ses textes et ceux de bien d’autres ont survécu. Ne l’oublions toutefois pas : si cette interrogation résonne de manière troublante à nos oreilles de lecteurs d’après, c’est certes parce qu’elle fut heureusement démentie, mais c’est aussi et surtout parce qu’elle nous rappelle que les morts et les œuvres ne sont toujours pas hors de danger. L’ennemi, disait [Walter] Benjamin, n’a pas fini de triompher. L’historien ne s’était pas trompé. À nous de veiller à ce que ces textes continuent de nous parler, sans quoi ni les victimes ni les générations futures ne seront en sécurité.